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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 31-07-2013 à 11:12:14

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 2

 Quelques années passèrent, toutes pareilles, toutes marquées au coin de la pauvreté, du travail acharné pour ma pauvre mère, du chômage fréquent pour mon père. L'étude me passionnait de plus en plus. Par contre, elle laissait insensibles Adrien et Alexine.

 Le seul incident marquant fut une journée tout entière — un lundi de Pentecôte — passée dans un coin de banlieue que nous qualifiions de campagne, nous qui n'avions jamais quitté Paris. Ce fut une joie inoubliable. Nous nous roulâmes dans l'herbe, nous cueillîmes quelques fleurettes découvertes avec peine, nous fîmes les fous avec délices. Ma mère, assise à l'ombre du seul arbre un peu touffu, semblait jouir autant que nous de l'air, du soleil, de la verdure. Ses grands yeux tristes s'éclairaient un peu, son teint, son pauvre teint plombé, prenait un semblant de couleur, et, une fois, je la vis sourire.

 Puis nous rentrâmes dans le triste logement ; ma mère se remit à la machine à coudre, et la journée « à la campagne » ne se renouvela plus.

 Comme j'atteignais mes onze ans, il se produisit un fait qui devait avoir une influence profonde sur ma destinée.

 Un jour, seule dans la première pièce de notre logement, je récitais des vers de Victor Hugo appris récemment. J'y mettais toute mon ardeur, toute mon âme. Quand j'eus fini, je vis que mon père était là, debout au seuil de la porte, simplement poussée tout à l'heure.

 — Tu dis ça rudement bien, petite, s'exclama-t-il. Répète un peu, pour voir.

 Je ne me fis pas prier, très fière et heureuse que mon père s'occupât de moi, dont il ne s'inquiétait guère d'habitude.

 — Mais c'est tout à fait bien ! C'est ça qui m'a toujours manqué, de savoir dire comme il faut... Attends, tu vas me lire quelque chose...

 Il s'en alla vers une armoire, prit sur une planche tout en haut un vieux cahier et vint le poser devant moi.

 — Tiens, dis-moi ça, petite !

 En haut d'une page, je lus ces mots : "le Chant de la Misère". Et au-dessous s'alignaient des strophes écrites de la main de mon père. 

 C'était le cri de la misère et de la souffrance, de la misère révoltée, de la souffrance qui se traîne sur le sol, qui demande à la terre seule et à ses jouissances le soulagement et l'oubli. Le vers âpre et rude, souvent imparfait, jamais plat ou vulgaire, donnait un singulier relief à cette peinture violente de la vie du prolétaire, de ses haines et de ses aspirations vers des joies tangibles, des joies de riche. Toutes les misères que je connaissais déjà — les dures misères du pauvre — y étaient décrites en mots brefs, frustes, qui se heurtaient comme des cris de rage. Une vie intense circulait à travers toute l'œuvre, une vie débordante et farouche, mais douloureuse, sur laquelle planaient la haine et le désespoir.

 Et tandis que je lisais tout haut, ainsi que le voulait mon père, les strophes colorées et brutales éveillaient dans mon cerveau d'enfant un écho qui sommeillait. Toute petite, je réfléchissais déjà beaucoup ; depuis deux ans, les idées, les interrogations bouillonnaient chez moi. Alors que mes petites compagnes et ma sœur se laissaient vivre, passives pour la plupart, quelques-unes déjà révoltées, mais ne cherchaient pas le « pourquoi » des choses, moi, je songeais et j'emmagasinais un monde de réflexions dans ma jeune cervelle. 

 Oui, je les connaissais, tous ces « forçats de la misère » ! Ils étaient légion autour de nous. Nous en étions nous-mêmes, nous connaissions toutes les affres décrites là, en ces vers de passion âpre et sombre.

 Quand j'eus fini de lire, je regardai mon père en murmurant d'une voix oppressée :

 — Oh ! papa, que c'est beau ! Que c'est beau !

 Je vis rayonner ses yeux pâles.

 — Ah ! tu trouves, petite ? C'est mon grand œuvre, cela ! Et tu le dis pas mal. Mais tu peux faire mieux, je sens ça. Seulement, tu es encore un peu jeune pour comprendre...

 — Oh ! si, je comprends, protestai-je vivement. Et je sens bien tout ça, vois-tu, papa ! Il m'attira à lui et me regarda dans les yeux.

 — Oui, tu as un regard intelligent, où il y a quelque chose... Il faudra que je t'apprenne à faire des vers.

 — Oh ! papa, quel bonheur !

 — Ça te fait plaisir ? Tu aimeras cela ?

 — Oui ! Oh ! oui !

 — Allons ! C'est peut-être toi qui hériteras de mes goûts ! Adrien ne comprend rien à tout cela...

 Il s'interrompit, hésita une seconde, puis, posant sa main sur le cahier ouvert :

 — Je vais te dire un secret. Ces vers, personne ne les connaît, sauf ta mère, mais elle non plus n'a pas l'idée à ça, ajouta-t-il avec une moue de dédain. Je veux qu'ils demeurent inconnus jusqu'au jour où le prolétariat, enfin conscient de sa force, se lèvera en masse pour conquérir le pouvoir et la richesse. Alors, mon œuvre paraîtra, et elle sera lue de tous, elle surexcitera les énergies, elle sera le grand cri douloureux de tout le peuple asservi qui se révolte et qui veut vivre.

 Ses yeux luisaient d'une fièvre soudaine. La griserie des grandes phrases s'emparait de son cerveau, lui ôtait toute notion du lieu et de l'auditoire. Il parla, parla, écouté religieusement par moi, que "le Chant de la Misère" avait plongée dans une admiration enivrée. Il parlait encore lorsque ma mère rentra.

 — Qu'est-ce que tu racontes à cette petite ? dit-elle lorsque l'essoufflement produit par la montée des cinq étages se fut un peu atténué. Tu ne vas pas nous faire des discours ici, j'imagine ?

 — J'aide à l'évolution de sa raison, répondit pompeusement mon père. Elle est fameusement plus intelligente qu'Adrien et Alexine, cette petite-là !

 — La maîtresse le dit aussi. Elle apprend ce qu'elle veut et retient tout. Mais Alexine est bien plus adroite pour la couture.

 — Eh bien ! on fera de Solange une institutrice.

 — Oh ! oui, papa ! m'écriai-je.

 Il me donna une tape sur la joue.

 — Ça t'irait ? On verra ça, alors.

 Ma mère haussa les épaules.

 — Et avec quoi la nourrirons-nous jusqu'à ce qu'elle soit payée ? Il faut qu'elle entre en apprentissage dans quelques mois, d'autant plus que nous aurons encore un peu moins désormais pour vivre. Mme Rollet vient de m'avertir qu'elle me diminuait de vingt centimes par confection.

 — Malheur ! gronda mon père. Ces gens-là nous sucent le sang. Ah ! quand on aura balayé tout ça !

 Il s'en alla vers l'armoire pour y renfermer le précieux cahier, tandis que ma mère, tout en toussant, enlevait son châle et s'installait à sa machine.

*

**

 Il paraît que mon père, si insouciant d'ordinaire, avait été réellement frappé de mon intelligence, car le lendemain il alla trouver Mme Valier et revint triomphant en annonçant que la maîtresse, étant donné mes remarquables dispositions, l'avait assuré que je pourrais faire mes études sans aucun frais et remporter haut la main mon diplôme d'institutrice.

 — Je le sais bien ! répondit ma mère de son air lassé. Mais, pour la nourrir, pour l'entretenir jusqu'à l'École Normale ?

 — Bah ! on y arrivera bien tout de même ! Adrien, dans quelque temps, sera payé...

 — Nous ne verrons pas grand-chose de son argent ! Il aime le plaisir et ne se privera pas pour nous aider.

 — Nous verrons ça. Et quant à Solange, elle sera institutrice, c'est décidé.

 Ma mère ne discuta pas davantage. Si elle l'avait voulu — et pourvu qu'elle ne lui demandât pas de travailler quand il n'en avait pas l'idée, — elle aurait conduit mon père à son gré pour tout le reste. Mais j'ai compris depuis que l'affaiblissement de sa santé, et probablement aussi cet abandon fataliste des âmes qu'une foi profonde, une espérance ferme ne vivifient pas, annihilaient le germe d'énergie qui était en elle et qui s'était parfois développé dans les premiers temps après son mariage.

 Je continuai donc mes classes, tandis qu'Alexine, à peine ses douze ans sonnés, entrait en apprentissage chez une couturière.

 Deux années passèrent ainsi. Tandis que ma sœur restait gaie et insouciante, je devenais songeuse, je me plongeais dans les livres et je faisais des vers. Car mon père avait tenu sa promesse. Et à mon premier essai il s'exclama avec enthousiasme :

 — Tu es poète, ma fille ! Toi seule tiens de moi pour cela !

 Plus d'une fois nous relûmes ensemble ses œuvres, et surtout "le Chant de la Misère", sa préférée. Un jour de chômage, il m'emmena vers les riches quartiers, me fit parcourir les boulevards, et quand nous eûmes les yeux et le cerveau bien remplis de ces visions de luxe, de vie élégante et jouisseuse, de joie apparente, nous rentrâmes ; il s'assit devant une table et écrivit d'une traite une neuvième strophe au "Chant de la Misère".

 Oh ! les mots ardents, les mots d'âpre fureur et de haine farouche qui coulèrent là, qui s'incrustèrent à la fois sur le papier grossier où la plume s'accrochait et dans mon cerveau d'adolescente.

 Les succès que je remportais en classe, les compliments que je recevais, l'attention qu'apportait mon père à mes études et la préférence qui faisait de moi sa confidente exaltaient quelque peu mon jeune orgueil. Je traitais d'assez haut Adrien et Alexine, qui, bons enfants tous deux, ne s'en offusquaient pas. Mais tandis que mon frère riait de mes prétentions, la blonde Alexine m'admirait de tout son cœur.

 Au reste, ce travers ne m'empêchait pas de les aimer fort, elle surtout, ma douce jumelle aux yeux bruns si tendres, qui était ma meilleure, presque ma seule amie.

 Au logis, la misère rôdait toujours autour de nous. Ma mère donnait son dernier reste de vie dans un travail acharné. Elle n'était plus qu'une ombre, son pauvre visage prenait des teintes de vieille cire, ses os pointaient sous son vieux corsage. Des quintes de toux, interminables et déchirantes, secouaient son corps usé.

 Plusieurs fois, en la voyant ainsi, nous la suppliâmes, Alexine et moi, de nous laisser prendre sa place à la machine, le soir. Si peu adroite que je fusse, je croyais pouvoir, en suivant ses indications, arriver à un résultat convenable.

 Mais elle nous repoussa avec un reste de vivacité :

 — Non ! non ! C'est assez de moi ! Vous, vous commencez la vie, il ne faut pas vous tuer encore.

 Et la machine reprenait sa marche, la confection s'achevait dans la nuit. Demain, elle s'en irait, alléchante de forme et de prix, elle s'en irait porter le germe terrible au sein d'une famille. Des jeunes femmes, des jeunes filles seraient touchées, la mort les emporterait à leur tour, peut-être en plein bonheur. Ah ! la terrifiante revanche de la misère sur l'égoïsme et l'oubli des classes qui possèdent ! À celle-là, personne de nous ne songeait, et cependant c'était la plus effroyable et c'était celle de chaque jour.

 Ma pauvre mère travailla jusqu'à la fin. Un soir, elle s'affaissa en quittant sa machine. Le lendemain, elle ne put se lever. Et dès lors elle resta là, étendue sur son vieux lit, silencieuse, écoutant la vie qui s'en allait. Elle ne se plaignait pas, elle endurait ses souffrances avec cette résignation froide et cet air un peu fermé que je lui avais toujours connus. Quand elle nous regardait seulement, quelque chose d'humide et de douloureux passait dans ses yeux restés beaux toujours et qui se voyaient seuls dans sa pauvre figure émaciée. Puis ils reprenaient leur expression de tristesse vague un peu désespérée.

 Le troisième jour, au matin, elle appela mon père qui la veillait dans cette dernière partie de la nuit, car elle avait de continuelles suffocations pendant lesquelles nous croyions toujours la voir rester entre nos mains.

 En un instant, nous fûmes là. Elle avait senti la mort venir, et nous la voyions aussi dans ses yeux, sur son visage qui n'était plus celui de la veille.

 Mon père, sanglotant, lui avait pris la main et lui disait des mots sans suite, des mots fous, arrachés par le chagrin. Dans son regard à elle s'exprimait une inquiétude soudaine. Il semblait qu'un souvenir ou une vision passât devant ses yeux. Et elle dit tout à coup, d'une voix qui s'entendait à peine :

 — S'il y avait un bon Dieu, tout de même ?... Si c'était vrai ?

 — Mais non, Jeannette, mais non ! balbutia mon père. C'est des histoires de curés. Il ne te fera rien, le bon Dieu, parce qu'il n'y en a pas, bien vrai.

 Un dernier reste de vie parut alors galvaniser la mourante. Elle eut un mouvement comme pour se soulever, une lueur de révolte et de douleur traversa son regard, et sa voix redevenue distincte dit lentement :

 — Alors, il n'y a plus rien ?... Plus rien que le trou dans la terre ? Et c'est pour ça qu'on vit ?

 Une suffocation lui monta à la gorge, un flot de sang jaillit. Et elle passa dans cette crise, en fixant sur nous ses grands yeux douloureux où demeurait une lueur de tristesse désespérée.

 Ce fut ainsi que je connus cette chose affreuse : la mort du pauvre à qui on a enlevé la foi, qui a travaillé et souffert toute sa vie au milieu des pires privations et s'en va sans consolation, sans espoir autre que le néant, le pauvre que l'Église exalte et qui prend sa revanche triomphante au moment de la mort, en voyant avec l'œil de sa foi le Christ penché vers lui pour l'accueillir comme son enfant de prédilection.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly". 

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Note d'Alexis DORVENNE : je prends pour référence l'édition de la collection "ROMANESQUE" (pas de date d'impression ; imprimé à Verviers, en Belgique, pays où la date d'impression n'était pas obligatoire).

J'ai aussi un exemplaire de la collection "PRESSES POCKET" (même éditeur : Le DAUPHIN), achevé d'imprimer au 4ème trimestre 1979. Dans ce chapitre, le texte en est différent, sur deux points :

1) Pas de majuscule au "t" de "Toi" après « Tu es poète, ma fille ! ».

2) En toute fin de chapitre, il est écrit : « avec l'œil de la foi » et non « avec l'œil de sa foi ».

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Note d'Alexis DORVENNE : c'est moi qui ai remplacé le point par deux points après « qui s'entendait à peine ».

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h48