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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 01-08-2013 à 13:59:24

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 3

 Le désarroi régna dès lors dans notre triste logis. Mon père, désespéré, ne voulait plus travailler. Il restait des heures assis, l'œil fixé sur la machine à coudre silencieuse, évoquant sans doute la forme frêle et courbée qui y était naguère attachée comme un forçat à sa chaîne. Pauvre père, peut-être tardivement éclairé, se disait-il qu'il avait bien contribué, par son insouciance, à alourdir le fardeau sous lequel avait succombé la morte !

 Et nous aussi — Alexine et moi du moins — nous songions avec désespoir que nous aurions pu faire mieux pour elle, lui éviter des soucis, lui alléger certaines tâches.

 Comme elle nous manquait, cette mère silencieuse et peu démonstrative, mais qui nous aimait fortement et qui était notre mère, enfin !

 Pour étourdir mon chagrin, je me plongeais dans l'étude avec acharnement. J'avais été reçue à l'École Normale, je revenais seulement au logis les jours de sortie. Mon père, poussé par le besoin, se remettait au travail ; Alexine gagnait un peu maintenant ; Adrien, comme mécanicien, recevait de quoi suffire largement à ses besoins. Et d'un vieux cousin du Berri, mort sans enfants, nous venions d'hériter une petite somme. La pauvre maman était partie au moment où une éclaircie se produisait dans notre horizon de misère.

 Il s'assombrit bientôt de nouveau par le fait d'Adrien. Notre mère seule avait eu de l'influence sur lui, et réussissait à l'arrêter sur les mauvaises pentes vers lesquelles il penchait volontiers. Elle partie, et son premier chagrin passé, il commença à se laisser entraîner. Mon père, indulgent d'abord, lui adressa des reproches, s'emporta, et, finalement, à la suite d'une scène violente, le mit hors de chez lui. Adrien s'installa dans un autre quartier, nous ne le vîmes plus que rarement et quelques tristes échos de sa vie parvinrent seulement jusqu'à nous.

 Alexine et moi atteignions dix-neuf ans lorsque ma jumelle fut demandée en mariage par un jeune ouvrier électricien, Augustin Biard, dont la famille habitait notre maison. C'était un garçon honnête et travailleur, un peu froid d'aspect, assez bien de sa personne. Il plaisait à Alexine — elle m'avoua même qu'elle l'aimait en secret. Le mariage eut lieu au mois de mai, par un jour ensoleillé. Alexine avait fait des économies pour avoir une robe blanche, une robe en laine, très simple, qu'ornait un petit bouquet de fleurs d'oranger. Je posai la couronne sur ses fins cheveux blonds, qui frisottaient autour de son visage rosé. Elle était fraîche et mignonne, mon Alexine. Pour des jumelles, nous nous ressemblions bien peu. Grande et mince, j'avais un teint mat, des traits fermes, de lourds cheveux bruns et des yeux d'un bleu ardent, « d'un bleu de feu », disait mon père. L'énergie se lisait dans ce regard et souvent aussi une réflexion pensive. Au moral, nous étions également dissemblables. Alexine était la petite fleur parisienne, sentimentale et gaie, un peu coquette, enfant jusqu'au jour du mariage, et qui très souvent sera une femme dévouée, qui le serait surtout bien plus encore si une ferme direction morale, si une foi agissante venaient l'aider au milieu des dangers et des luttes de son existence.

 Sentimentale, sa jumelle ne l'était pas le moins du monde. Tout poète que je fusse, je voyais la vie sous un angle très pratique et l'amour n'était à mes yeux qu'une périlleuse chimère dont je me jugeais très garantie par mes goûts d'études et la vocation pédagogique qui se dessinait très nettement en moi. Ma nature était cependant singulièrement ardente, un peu entière, très capable d'affection. Mais l'orgueil de mon enfance existait toujours. Et Solange Dorvenne avait tacitement convenu avec elle-même qu'elle ne se donnerait à aucun homme, qu'elle resterait indépendante et libre de sa destinée.

 — Le mariage de ta sœur changera tes idées, fillette, m'avait prédit mon père.

 Il n'en fut rien, tout au contraire. La brève sécheresse de la cérémonie civile m'impressionna, et, en entendant le « oui » sortir des lèvres d'Alexine et d'Augustin, j'eus la sensation rapide du vide de ces promesses humaines faites devant des humains, sans que la pensée divine planât sur eux, sans que Dieu fût pris à témoin de cette union. Une tristesse indicible m'envahit, et je fus quelque temps avant de pouvoir la secouer, au cours de cette journée de fête qui nous réunissait tous pour un jour, car Adrien avait reparu en la circonstance.

 Depuis, bien qu'Alexine parût heureuse, je pensai au mariage avec plus d'hostilité encore. Tandis que ma sœur s'en allait vers la vie avec une confiance d'enfant, je réfléchissais, je m'étudiais et j'étudiais les autres, je me faisais une âme de sceptique.

 L'hiver qui suivit le mariage d'Alexine, mon père rentra un soir avec des frissons. Le lendemain, il était très mal. Il refusa de se laisser porter à l'hôpital, en disant que ce n'était pas la peine et qu'il voulait mourir chez lui. Alexine, qui habitait la même maison, me fit prévenir et j'accourus près de lui. Nous envoyâmes chercher Adrien, mais il fut introuvable. Ma sœur et moi assistâmes seules aux derniers moments de notre père. Tandis qu'il pouvait encore parler distinctement, il me remit son cahier de vers en me disant :

 — Je te le confie à toi toute seule, ma petite Solange. Quand viendra le grand soir, tu feras connaître au monde des prolétaires mon "Chant de la Misère". C'est le seul héritage de ton père, mais il fera peut-être un jour trembler les riches.

 Bientôt il ne parla plus. Mais il souffrait atrocement et se plaignait sans relâche. Nous assistions, silencieuses et impuissantes, à cette agonie. Et voici qu'un mot sortit de ses lèvres. Je me penchai vivement pour le saisir.

 — Un prêtre !

 Je répondis doucement en l'embrassant :

 — Ne crains rien, mon pauvre papa, ils ne t'approcheront pas ! Tes petites filles sont là, qui t'aiment et ne te quitteront pas.

 Un regard d'inoubliable angoisse m'enveloppa, et les lèvres desséchées laissèrent encore passer ce mot, comme un souffle :

 — Un prêtre !

 Je regardai Alexine. Elle dit à mi-voix :

 — Le pauvre père, comme il les craint et les déteste ! On m'a dit cependant qu'il y en avait de bons, mais c'est par hasard, probablement.

 J'essuyai la sueur qui coulait sur le visage du mourant. Et il ne parla plus. Mais jusqu'à la fin son regard terrifié et suppliant s'attacha sur nous, et il partit ainsi sans que nous ayons compris.

 Comment nous, les petites athées, aurions-nous pu avoir le soupçon de ce qu'il nous demandait de toutes les forces de son âme baptisée, nourrie autrefois de l'enseignement chrétien, et qui avait « vu » à ses derniers moments, qui avait vu ce Dieu nié et blasphémé pendant tant d'années, mais auquel elle n'avait peut-être jamais cessé de croire ?

 Je souhaite qu'il s'en trouve peu, dans notre France déchristianisée, de ces pères et de ces mères qui verront, à leur heure dernière, leur désir suprême incompris des enfants qu'ils ont fait élever dans l'ignorance et la haine de Dieu !

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) J'ai supprimé une virgule, en tout début de chapitre, entre « peut-être » et « tardivement éclairé ». Il me semble que la phrase n'a pas de sens avec cette virgule ; alors qu'elle est très sensée sans cette virgule.

2) Un peu plus loin, j'ai supprimé une autre virgule, entre « indulgent » et « d'abord », trouvant que c'était beaucoup mieux ainsi. Avant de m'apercevoir que... cette virgule n'existe pas dans mon "édition de référence", celle de la collection "ROMANESQUE". Je l'aurais donc supprimée de toute façon. (Je tape avec mon exemplaire de la collection "PRESSES POCKET" et relis avec mon exemplaire de la collection "ROMANESQUE".)

3) La collection "ROMANESQUE" écrit : « par mes goûts d'études », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « par mes goûts d'étude ». J'ai choisi l'écriture de la collection "ROMANESQUE", à qui je donne en général la préférence. Mais bon, on peut comprendre à peu près aussi bien « le goût pour les études » que « le goût pour l'étude ».

4) Je n'ai vraiment pas aimé le passé simple dans « je pensai au mariage avec plus d'hostilité encore. ». J'aurais préféré l'imparfait, comme quatre fois sur quatre dans la phrase suivante. Mais bon, je l'ai laissé. Essayez avec « croire » (ou « coudre » ou « mordre », etc.) pour vous faire votre propre opinion.

5) La collection "ROMANESQUE" écrit : « Je regardai Alexine. », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « Je regardais Alexine. ». Encore une fois, j'ai choisi l'écriture de la collection "ROMANESQUE". L'imparfait de la collection "PRESSES POCKET" m'avait d'ailleurs choqué.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h51