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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 02-08-2013 à 11:32:54

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 4

 En sortant de l'École Normale, je fus envoyée comme institutrice adjointe à Sillery.

 C'était un gros village, bien placé au centre d'un pays de riches cultures. Le goût de la campagne, qui existait en moi à l'état de germe, se développa aussitôt que je fus là, au milieu de cette population de paysans desquels me rapprochait le sang rustique qui coulait dans mes veines. L'atmosphère parisienne n'avait pas eu raison de l'atavisme. Et l'intellectuelle que je me piquais d'être se sentit aussi, très vite, de cette race campagnarde parmi laquelle elle allait vivre.

 L'institutrice en titre, Mlle Jeantet, se révéla à moi, dès l'abord, comme une bonne personne, point tracassante, dont le plus grave défaut me parut être une santé déplorable. Fort heureusement pour elle, il y avait peu à faire à l'école communale de Sillery. L'année précédente, quelques gros fermiers bien-pensants et le châtelain du pays s'étaient réunis pour fonder une école libre. Et l'autre s'était du coup vidée pour moitié.

 — Il n'y en a pas assez pour deux et trop aussi pour moi toute seule, disait Mlle Jeantet.

 Je pris sur moi la plus grosse tâche, car j'arrivais avec une provision d'énergie et de bonne volonté. J'aimais les enfants et j'avais un goût très prononcé pour l'enseignement. Je réunissais donc deux conditions nécessaires à la bonne institutrice. Les parents voulurent bien, au bout de quelques mois, me proclamer telle, et je sus plus tard que quelques-uns, hésitant à envoyer leurs enfants à l'école libre, s'étaient décidés à les laisser chez nous, « à cause de Mlle Dorvenne, qui enseignait si bien et qui savait prendre les mioches de façon à leur faire faire ce qu'elle voulait ».

 L'école de garçons, n'ayant pas de concurrence, se trouvait beaucoup mieux fournie en élèves. Le directeur était un cousin de Mlle Jeantet, Dominique Lasalle. Il venait de temps à autre voir sa parente. Il avait trente-cinq ans, c'était un grand brun, maigre de visage et de corps, avec des pommettes saillantes et des yeux enfoncés dans l'orbite. Sa physionomie était froide et intelligente, ses gestes toujours mesurés. Mlle Jeantet disait de lui :

 — C'est un garçon qui a de la valeur et une ambition proportionnée. Mais je crois que le sentiment ne le gêne pas.

 Nous causions parfois ensemble. Il avait une élocution facile et nette, ses idées sociales se rapprochaient des miennes. Lui, cependant, n'avait pas souffert comme moi de la misère. Ses parents étaient des cultivateurs très aisés, un bon petit bien lui reviendrait après leur mort. Et je n'en trouvais que plus méritoire son désir ardent d'une rénovation du peuple.

 Quand je fis cette réflexion à Mlle Jeantet, elle hocha doucement la tête, avec un petit sourire sceptique.

 — Bah ! bah ! il ne faut pas faire trop état de cela, chère mademoiselle ! Ce sont les idées du jour. Dominique sait qu'elles ne pourront que lui être utiles dans sa carrière.

 Je m'écriai :

 — Comment, mademoiselle, vous ne les croyez pas sincères de la part de votre cousin ?

 — Je ne dis pas cela absolument, mais enfin je le soupçonne d'être comme tant d'autres. Car si nous pouvions pénétrer dans le secret des cœurs, en trouverions-nous beaucoup de sincères, de désintéressés, parmi tous les sociologues de nos jours ? Et je dis cela surtout pour le parti auquel appartient Dominique. À des gens qui mettent le bonheur dans les jouissances de la terre, comment voulez-vous demander un désintéressement qui suppose de l'enthousiasme, et par conséquent un idéal ? La sociologie est pour eux un moyen ou une étiquette, voilà tout, sauf quelques exceptions honorables. Mais, si vous voulez vous éviter des désillusions, ne voyez pas d'emblée en eux des apôtres.

 Je soupçonnais déjà Mlle Jeantet de ne pas partager les idées de son cousin. Cette déclaration m'éclaira tout à fait. Mais je ne l'en estimais pas moins, car l'esprit sectaire n'était pas mon fait, et je reconnaissais à chacun le droit d'avoir son opinion, ce qui n'était pas le cas de Mr Lasalle, comme je m'en aperçus peu après.

 Le jeudi et le dimanche, je profitais de mes heures de liberté pour aller faire une longue promenade. La campagne était riche ici, le paysage se montrait empreint d'un charme calme et fortifiant. Le long des terres fraîchement labourées pour les semailles d'automne, je gagnais quelque joli coin, un petit bois où la mousse humide et les feuilles mortes sentaient bon, une anse de la petite rivière où des troncs d'arbres abattus m'offraient un siège, les jours où un rayon de soleil permettait de s'asseoir.

 Puis, parfois, j'allais voir ma sœur, car Sillery n'était pas loin de Paris. Mais elle ne venait pas chez moi. Son mari se montrait aussi regardant que travailleur, il la tenait dans une étroite dépendance. Bien qu'elle ne se plaignît jamais, j'avais le soupçon qu'elle n'était pas heureuse, depuis quelque temps surtout. Ses joues fraîches avaient bien pâli, ses yeux s'imprégnaient d'une mélancolie inquiète, et je ne voyais plus guère le sourire sur ses lèvres. Mais à mes questions elle répondait toujours, en prenant un petit air brave :

 — Cela va très bien, ma Solange. J'aime tant mon Augustin ! Et nos petits sont si gentils !

 Car elle avait deux enfants, deux petits garçons. Pour les élever, elle avait dû quitter son métier de couturière, afin de rester au logis. À un mot qu'elle laissa un jour échapper, je crus comprendre que son mari en était mécontent et lui reprochait de ne plus apporter sa part de gain.

 Je n'étais donc pas sans inquiétude de ce côté. Quant à Adrien, je n'en avais plus que de rares nouvelles. Il représentait le type de l'ouvrier noceur, paresseux, pas mauvaise nature au fond, mais qui se laisse entraîner et forme le plus sûr contingent des meneurs de grèves.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par André DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) J'ai rajouté une virgule après « très vite » (2ème paragraphe du chapitre).

 

2) Un peu plus loin, au 3ème paragraphe, il manque une virgule après « dès l'abord », dans la collection "PRESSES POCKET". Elle ne manque pas dans mon "édition de référence", la collection "ROMANESQUE" ; mais d'autres virgules, en fin de ligne, n'y sont pas toujours bien visibles (mal imprimées ?), dans cette collection.

 

3) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE utilise le mot "sociologue" dans un sens qui n'est pas vraiment celui de 2013, on l'aura compris.

 

4) J'ai utilisé et j'utiliserai toujours l'abréviation PERSONNELLE "Mr" pour "Monsieur".

L'expérience m'a en effet appris le danger d'utiliser la norme française actuelle "M." pour "Monsieur".

Une mésaventure m'est en effet arrivée dans le passé à cause de la confusion qui s'est produite avec l'initiale d'un prénom.

"M." peut en effet être mis pour "Marie" ou pour tout autre prénom commençant par "M", "Michel" par exemple (deux prénoms du roman).

J'estime donc qu'il faut, pour l'abréviation de "Monsieur", adopter quelque chose qui soit sans ambiguïté, comme c'est le cas de "Mme" pour "Madame" et de "Mlle" pour "Mademoiselle".

"Mr" me semble tout indiqué et je ne comprends pas pourquoi cela n'est pas enfin entré dans les mœurs.

 

5) L'édition "ROMANESQUE" écrit « bien pensants » en deux mots tandis que l'édition "PRESSES POCKET" l'écrit en un seul mot : « bien-pensants ».

J'ai préféré l'écriture avec le tiret, qui me semble plus logique, et qui par ailleurs est celle de mon dictionnaire le plus récent (HACHETTE, 2005). 

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h55