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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 03-08-2013 à 14:00:54

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 5

 L'hiver était tardif cette année-là. Les froids n'arrivèrent qu'au commencement de janvier. Un après-midi de dimanche, je m'en allai vers le petit étang de Saint-Loup dans l'intention de voir s'il était complètement glacé. J'aimais ainsi à donner un but à mes promenades solitaires. Je me mis à marcher très vite sur le sol durci par une forte gelée nocturne. Un soleil pâle éclairait les terres brunes, craqueleuses, sous lesquelles la vie continuait son œuvre de reproduction, et les bois dépouillés qui reverdiraient demain. Entre deux plis de terrain, j'apercevais le scintillement de la rivière. Dans un horizon de brume argentée, des collines longues s'estompaient en grisaille et formaient un fond moelleux de teintes apaisantes au paysage d'hiver discrètement éclairé que j'avais sous les yeux.

 Dans un entourage de vieux arbres qui laissaient voir leur squelette dénudé s'étendait la ferme de l'Abbaye-Blanche. Le bâtiment principal était une ancienne construction monastique, noircie par le temps, solide encore. Des cordons de lierre couraient le long des murs roux caressés par le soleil. Des poules innombrables picoraient dans la grande cour admirablement tenue. D'ailleurs, l'aspect général de toute la ferme dénotait l'aisance et une direction entendue.

 Au passage, j'avais toujours un regard de complaisance pour cette demeure. J'aimais les vieux murs. Un levain de traditionalisme existait dans mon âme de jeune révolutionnaire, à mon insu.

 Dans la cour, une jeune personne vêtue de noir jouait avec un petit enfant. Elle tourna la tête quand je passai, et je vis un visage aux traits forts, à l'expression énergique et attirante. Je remarquai aussi qu'un grand crucifix d'argent retombait sur sa poitrine.

 L'étang était encore à une certaine distance de la ferme. Je l'eus cependant bientôt atteint. Il était pris, mais non fortement encore, surtout à certains endroits.

 Je demeurai un long moment debout, immobile, contemplant la nappe d'eau figée sur laquelle le soleil produisait de charmants jeux de lumière. Mon âme de poète frémissait. Des vers s'ébauchaient dans mon cerveau, le rêve de l'inspiration me prenait tout entière, et la lumière ambiante seule existait pour moi.

 Un bruit léger à mes côtés me fit tourner la tête. Un enfant était là, tout au bord de la berge. Avant que j'eusse pu faire un mouvement, il sautait sur la glace. Celle-ci craqua. D'un bond, je fus là, je me penchai, je le saisis entre mes bras. Il était temps. La glace craqua de nouveau et l'eau jaillit au-dessus.

 Mais l'enfant était sauvé. Il me regardait, étonné, ne comprenant pas. C'était un petit garçon de cinq ans environ, gentiment vêtu, à la mine éveillée, aux cheveux blonds.

 — Petit imprudent qui a manqué se noyer ! dis-je d'une voix qui tremblait un peu, car j'avais eu un moment de grand effroi. Tiens ! vois cette eau ! Si je n'avais été ici, tu serais là-dedans !

Mais il ne se rendait évidemment pas compte du danger. Il secoua sa petite tête en ripostant d'un ton décidé : 

 — Je voulais aller me promener sur la glace !

 — C'est dessous que tu aurais été, petit vilain ! Je vais te reconduire à tes parents pour être sûre que tu ne recommenceras pas. Où demeures-tu ?

 Il étendit la main dans la direction de l'Abbaye-Blanche :

 — À la ferme, madame.

 — Viens, alors !

Il se laissa emmener sans difficulté, en jetant toutefois vers l'étang un coup d'œil de regret. 

 Devant nous, venant à notre rencontre, apparut tout à coup une silhouette d'homme. Je sentis la main de l'enfant frémir un peu dans la mienne.

 — Voilà papa ! dit-il d'une voix craintive.

 — C'est lui qui est le fermier de l'Abbaye-Blanche ? demandai-je.

 Le petit fit signe que oui. Et, lâchant ma main, il s'élança vers son père.

 — Eh bien, Jean, que t'est-il arrivé ? Pourquoi es-tu ramené par madame ? dit une voix sonore et bien timbrée.

 Le fermier avait posé une main sur la tête de son fils et, de l'autre, il découvrait ses épais cheveux roux. C'était un homme grand et fort, aux larges épaules, à l'allure dégagée. Son visage, quant aux traits et à l'expression, me rappela celui de la jeune fille entrevue tout à l'heure dans la cour de la ferme. Je rencontrai des yeux noirs graves et doux, qui donnaient un grand charme à ce visage dont tous les traits dénotaient l'énergie et la volonté.

 Je répondis à la place de l'enfant, en racontant ce qui s'était passé. Sur la physionomie du père, une angoisse passa, et la main posée sur la tête du petit eut un léger tremblement.

 — Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, madame..., ou peut-être plutôt mademoiselle, car je crois reconnaître en vous l'institutrice adjointe de l'école communale.

 — Je suis, en effet, Mlle Dorvenne, monsieur.

 — Recevez donc, mademoiselle, les remerciements d'un père à qui vous venez d'épargner une affreuse douleur. Je ne l'oublierai jamais, et je serais trop heureux de pouvoir vous témoigner un jour, autrement que par des paroles, cette reconnaissance.

 Il était très ému et moi aussi. Il ajouta presque aussitôt, en appuyant un peu plus fort sur la tête de l'enfant :

 — Je venais de m'apercevoir de la disparition de Jean et j'allais à sa recherche... Voilà une désobéissance qui aurait pu te coûter bien cher, Jean, et elle sera sérieusement punie de telle sorte que tu n'auras plus envie de recommencer.

 Sa voix était calme, on n'aurait pu y discerner une nuance d'irritation. Et je remarquai un mélange de résolution et de tristesse dans le regard qui s'abaissait sur la petite tête courbée sous sa main.

 Jean avait bien envie de pleurer, je le voyais aux coins de sa bouche qui se retroussaient. Pourtant, il ne devait pas être bien terrible, ce jeune père aux yeux si doux et si bons.

 — Il regrette déjà sa faute et est certainement tout disposé à en demander pardon, dis-je. Puis-je solliciter sa grâce, monsieur ?

 — Je suis désolé de devoir opposer un refus à celle qui vient de sauver mon fils ! Demandez-moi toute autre chose, mademoiselle. Mais Jean doit être puni. Mes enfants sont élevés très sévèrement, et la correction promise, la punition encourue ne sont jamais levées.

 — Oh ! que vous êtes rigide ! ne pus-je m'empêcher de dire, un peu surprise de ces paroles qui, à mon avis, ne s'accordaient pas avec l'expression de cette physionomie.

 — Non, je suis seulement prudent.

 Une ombre fugitive voila son regard, ses lèvres frémirent un peu. Il reprit presque aussitôt :

 — Je serais heureux, mademoiselle, si vous vouliez venir jusqu'à la ferme, afin que ma grand-mère et ma sœur puissent vous remercier.

 — Cela n'en vaut certainement pas la peine ! Vous accordez trop d'importance à cet acte si naturel, monsieur.

 — Vous nous avez épargné un tel chagrin ! Nous ne saurions vous en être trop reconnaissants. Mais je n'ose insister.

 — Je ferais très volontiers la connaissance de ces dames ! répliquai-je dans un soudain élan d'une sympathie dont je n'étais pas coutumière si vite, au premier abord.

 — Venez donc. Nous sommes tout près de la ferme, d'ailleurs.

Je dis, tout en avançant près de lui :

 — Vous avez là une fort belle exploitation, me semble-t-il.

 — Elle est, en effet, assez considérable. Mon père l'a fort augmentée. Depuis plus d'un siècle, l'Abbaye-Blanche est dans notre famille, mais celle-ci a eu des hauts et des bas. Bienheureuse a-t-elle été de conserver toujours, malgré tout, la vieille maison et quelques terres ! Un héritier plus habile ou plus chanceux ramenait la prospérité. Nous avons toujours eu une grande force : le maintien des anciennes traditions et l'union entre tous les membres de notre famille. Les générations qui ne se laissent pas entamer sur ces points-là sont solides comme des rocs contre tous les assauts.

 — Vous êtes traditionaliste, monsieur ?

 — Complètement, mademoiselle. Il est si bon de sentir derrière soi le passé mort en apparence, vivant toujours cependant par l'âme de nos morts et par ces traditions qu'ils nous ont léguées, qui sont comme un souffle de cette âme même se prolongeant à travers les siècles !

 Je fus frappée de l'accent grave, convaincu, de sa voix. Et je songeai que cet homme devait être une intelligence, en même temps qu'une âme peu ordinaire.

 Dans la cour de la ferme, la jeune fille ne jouait plus avec le petit enfant. Debout près d'une vieille dame vêtue de noir, elle semblait guetter quelqu'un. À notre vue, elle s'avança vivement :

 — Tu l'as retrouvé, Michel ? Il était près de l'étang, n'est-ce pas ?

 — Oui. Et bien près d'être dedans ! Sans mademoiselle !...

 En quelques mots, il dit à sa sœur, puis à sa grand-mère, qui arrivait d'un pas encore alerte, ce qui s'était passé. De nouveau, je reçus des remerciements chaleureux. L'aïeule avait une bonne petite figure ridée très sympathique, elle me serrait les mains tant qu'elle pouvait entre ses doigts parcheminés. La petite-fille, moins démonstrative, m'enveloppait du regard très doux de ses yeux bruns.

 Après quelques mots échangés, je pris congé et m'engageai dans l'allée de vieux hêtres qui, de la ferme, menait à la route. Là, je me heurtai presque à Dominique Lasalle qui venait de Sillery.

 — Vous voilà en promenade, dis-je en répondant à son salut.

 — Oui, je vais jusqu'à l'étang, une petite course hygiénique simplement. Je déteste la campagne.

 — En effet, je sais, et sur ce point-là nous ne nous comprendrons guère.

 — Non, pas sur celui-là... Mais sur d'autres j'espère qu'il n'en sera pas de même.

 Il souriait — ce qui était rare chez lui — et son regard prenait une expression inaccoutumée en s'attachant sur moi.

 Je n'étais pas coquette, je n'avais jamais permis que l'on me courtisât. L'intention évidente de Mr Lasalle me déplut. Je ripostai sèchement :

 — Peut-être bien quand même. Je crois que vous avez des idées plus avancées que les miennes.

 — En matière sociale ? Oui, c'est possible. Mais on arrive toujours à s'entendre.

 — Non, pas toujours. Il y a des cas où les opinions sont inconciliables.

 — Certes, mais il n'en est pas ainsi des nôtres. Ah ! il en serait tout autrement si vous étiez comme ceux-là.

 Sa main s'étendait dans la direction de la ferme.

 — Eh bien ? qu'est-ce qu'ils sont, ceux-là ? dis-je d'un ton involontairement un peu agressif.

 — Nos pires ennemis. Michel Dorques, le fermier, est un des principaux soutiens de l'école libre et du curé. C'est le réactionnaire accompli. Sa sœur était religieuse ; sécularisée depuis l'année dernière, la voilà revenue au logis. Elle attire les enfants de chez nous pour leur faire apprendre le catéchisme. Ce sont des gens dangereux, qui ont malheureusement de l'influence par ici, car la famille habite le pays depuis des temps immémoriaux ; ils ont une certaine fortune et donnent beaucoup, m'a-t-on dit, ce qui reste toujours le meilleur moyen d'embobeliner les gens.

 — Ils peuvent donner par bonté, par esprit de justice, dans l'unique but d'améliorer le sort de leurs frères.

 Il eut un petit ricanement :

 — Le sort de leurs frères ! La bonne histoire ! Ça ne les occupe guère. Ils sont contents pourvu qu'ils encapuchonnent le plus possible de cerveaux et qu'ils mettent l'éteignoir sur les intelligences libres.

 Ces paroles me rappelèrent les belles phrases de mon père. Mais Mr Lasalle les prononçait beaucoup plus froidement, sans cet enthousiasme concentré qui existait chez mon pauvre papa. Elles semblaient ainsi moins redondantes, mais un adversaire les eût jugées plus dangereuses par cette froideur même.

 Je répliquai avec un sourire sceptique :

 — Croyez-vous qu'il en existe beaucoup, des intelligences libres ?

 Je vis une lueur d'ironie traverser ses yeux clairs.

 — Non, là, entre nous, je ne le crois pas. L'homme se laisse conduire, se fie à l'opinion du plus intelligent, mais surtout du plus fort et du plus habile. Il existe des exceptions, et nous en sommes, mademoiselle.

 — En effet, j'ai mes idées très personnelles, et je me crois une intelligence très libre, n'attendant rien d'autrui et ne lui demandant rien, sachant penser et vivre par moi-même. 

 — Moi de même. Mais nous sommes l'exception, je le répète. Tenez, nous parlions tout à l'heure des habitants de l'Abbaye-Blanche. Voilà un homme qui a vu sa femme l'abandonner, l'année dernière, s'en aller je ne sais où en le laissant avec deux enfants tout jeunes. Des amis lui ont conseillé de demander le divorce et de se remarier. Il a répondu avec indignation que sa religion le lui défendait, que l'infidèle restait toujours sa femme et ne serait jamais remplacée à son foyer. Voilà donc un homme jeune et plein de vie qui, pour obéir à de ridicules préjugés, gâche son existence, se prive du plaisir de la vengeance, le délicieux plaisir des dieux. Intelligence libre, celle-là, hein ?

 — Non, pas précisément. Mais peut-être aime-t-il encore cette femme ?

 — Raison de plus pour se venger ! Mais non, sa religion lui défend encore cela. C'est une raison en lisière, voilà tout. Tant pis pour lui ! Pendant ce temps, l'autre se moque de l'imbécile qui lui garde sa fidélité inviolable.

 Pourquoi, à ce moment, évoquai-je le souvenir du mariage de ma sœur, de cette cérémonie civile qui m'avait paru si froide, de l'impression de vide, de néant ressentie en entendant les promesses des époux ?

 Je murmurai pensivement, et il me parut que les mots sortaient malgré moi de mes lèvres :

 — Il y a cependant quelque chose de beau dans cette fidélité à un serment.

 Il me regarda d'un air surpris.

 — Un serment ? Oui, en effet, c'en est un pour les gens de son espèce. Mais nous autres voyons dans le mariage un engagement qui peut être temporaire, selon la volonté de l'un ou l'autre des époux. C'est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus humain, convenez-en !

 — Plus humain, oui. Plus raisonnable... peut-être.

 — Vous n'en êtes pas très sûre ?

 — Non, pas tout à fait. J'ai encore besoin de me faire une opinion là-dessus. Mais je vous retarde dans votre promenade. Bonsoir, monsieur.

 Je m'en allais vers Sillery d'un pas alerte d'abord et qui se ralentit peu à peu. Je songeai à Michel Dorques, à ses petits enfants qui n'avaient plus de mère. Voilà un homme jeune, sympathique, probablement aimant — son regard le disait, — dont la vie était brisée, finie, par la faute de quelque pécore sans cœur et sans cervelle. Il est vrai que rien ne l'empêchait de la refaire, de songer à un autre bonheur.

 Non, rien qu'un préjugé, une défense de ses prêtres. Peut-être un jour s'évaderait-il de cette geôle pour reprendre sa liberté morale. Mais j'avais lu tant de volonté consciente sur cette physionomie que je n'osais accuser de faiblesse le jeune fermier de l'Abbaye-Blanche et qu'une inconsciente admiration vibrait en moi devant la force morale qui permettait à un homme outragé de ne pas chercher la vengeance, de se considérer comme lié toujours par la promesse faite jadis devant les hommes, mais surtout devant son Dieu.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) L'adjectif "craqueleux" a disparu de nos jours. On dit désormais "craquelé".

 

2) Concernant la 1ère phrase du 2ème paragraphe, il est écrit, dans la collection "PRESSES POCKET" : « s'étendait la forme de l'Abbaye-Blanche », au lieu de « s'étendait la ferme de l'Abbaye-Blanche ». Je ne m'en étais pas rendu compte en tapant cet article, et j'ai donc rectifié après coup.

Parfois, des erreurs de typographie apparaissent dans l'une ou l'autre édition (article "la" au lieu de l'article "le", par exemple), mais, comme on rectifie aisément de soi-même, je ne les signale pas. Ici, c'était différent, selon moi.

 

3) Après « autrement que par des paroles », il n'y a rien, dans la collection "PRESSES POCKET". Ça m'a surpris. Du coup, j'ai regardé le texte dans mon "édition de référence", la collection "ROMANESQUE". Et là, j'y ai vu un... point ! Un tout petit point, comme quelquefois en fin de ligne. L

Bref, c’est une virgule qu’il faut mettre, et je l’ai mise.

 

4) L'édition "ROMANESQUE" écrit « grand'mère » tandis que l'édition "PRESSES POCKET", plus récente, écrit : « grand-mère ». Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, j'écris les mots ordinaires sous leur forme moderne ; d'où : « grand-mère », dans mon texte.

5) Après « tout en avançant près de lui », se trouve un point seul. Je l'ai remplacé par deux points.

6) J'ai rajouté le "e" qui manque à la fin de « sécularisé ».

7) Et, comme dans le chapitre précédent et ceux à venir, j'ai utilisé l'abréviation "Mr" pour "Monsieur", fidèle à mon idée.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h03