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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 07-08-2013 à 20:23:25

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 7

 Bien que la petite scène qui venait d'avoir lieu avec Mr Lasalle ne m'eût que médiocrement émue, il m'en restait un petit énervement qu'une promenade dissiperait très vite. J'allai donc prendre un chapeau et partis d'un bon pas vif.

 Je me dirigeai vers l'étang, que je n'avais pas vu depuis l'hiver. Un soleil très chaud éclairait les champs où se montrait la jeune verdure des moissons futures. Mais nous étions au temps des giboulées. Voici que le ciel d'un bleu pur se couvrait tout à coup. Le vent s'élevait et la pluie se mit à tomber en grosses gouttes froides et lourdes.

 Je me trouvais en ce moment près de l'Abbaye-Blanche. Derrière moi, un bruit de pas pressés se faisait entendre. Quelqu'un se trouva tout à coup à ma hauteur, une voix d'homme dit :

 — Acceptez l'hospitalité chez nous, mademoiselle, vous allez être transpercée.

 Je tournai un peu la tête et reconnut Mr Dorques.

 — J'accepte sans façon, monsieur !

 Et nous nous mîmes à courir sous l'averse, jusqu'à la maison au seuil de laquelle se tenait Mlle Dorques.

 Elle m'accueillit  par un cordial : « Bonjour, mademoiselle ! Entrez vite ! », me prit des mains mon parapluie, tandis que son frère m'introduisait dans la salle garnie de beaux vieux meubles bien astiqués, aux ferrures reluisantes.

 — Grand-mère, je vous amène Mlle Dorvenne, qui allait se trouver noyée sous cette averse ! dit la voix vibrante de Mr Dorques.

 L'aïeule était assise dans une des profondes embrasures de fenêtres. En face d'elle se trouvait un homme jeune, aux épaules trapues, qui tenait sur ses genoux la toute petite fille du fermier.

 Cet étranger se leva à notre entrée, tandis que la vieille dame disait de sa douce voix aimable :

 — Tu as très bien fait, Michel ! Venez vous asseoir, mademoiselle ; vous laisserez passer l'averse.

 Je m'avançai et pris la main qui m'était tendue, en répondant par un remerciement à cet accueil hospitalier.

 — Mon cousin, Jacques Mairet, dit Mr Dorques en désignant l'inconnu. Il possède une ferme non loin d'ici, à Bar-les-Chaumes, et vient très souvent passer le dimanche avec nous. J'aurais dû dire « mon frère », ajouta-t-il en souriant.

Je répondis au salut du jeune fermier, tout en enveloppant d'un rapide coup d'œil ce visage rude, à la barbe brune et dure, aux yeux noirs comme ceux de Mr Dorques, mais plus petits, plus froids, un peu impénétrables. Je songeai, tout en m'asseyant près de la vieille dame : « Voilà un homme peu commode, certainement. ».

 — Où est Jean, Marie ? demanda Mr Dorques.

 — Me voilà, papa !

 L'enfant surgit d'une pièce voisine ; il vint vers moi et me dit gentiment bonjour. Puis j'embrassai la petite fille et la pris sur mes genoux. Elle avait les cheveux roux et les yeux noirs de son père et semblait très douce, un peu frêle.

 — Marie, sers-nous du cidre, du bon cidre du cousin Milleret, dit Mme Dorques. Et fais goûter à Mlle Dorvenne de tes petites galettes.

 Je protestai faiblement. Au fond, je trouvais délicieuse cette halte dans la grande vieille salle où tout parlait des siècles passés, de traditions pieusement conservées, de vie familiale très digne. Quelque chose sommeillait en moi, qui tressaillait légèrement dans l'ambiance nouvelle. La vue du grand Christ suspendu au mur, à la place d'honneur, me laissait très calme, très indulgente. Je l'ai dit, le sectarisme n'était pas mon fait. J'avais le respect inné des opinions d'autrui, et si je les blâmais dans mon for intérieur, si je ne craignais pas d'affirmer les miennes, de les défendre contre les contradicteurs, je me gardais de les mépriser ou de les attaquer avec violence lorsque je les reconnaissais sincères.

 Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient tous sous ce rapport semblables à moi.

 Ce jour-là, je remarquai surtout la réelle intelligence des deux cousins. Ils avaient fait de sérieuses études, dont ils avaient profité : ils énonçaient des aperçus très personnels sur les gens et les choses. La conversation avec eux était fort agréable. Michel Dorques y mettait plus de charme, Jacques Mairet plus de pénétration aiguë et une pointe d'ironie pensive. Ce dernier parlait froidement, posément, sans s'animer jamais. Mais un sourire venait parfois entrouvrir ses lèvres, et alors la rude physionomie s'éclairait, s'embellissait, l'espace d'une seconde.

 Mr Dorques, lui, ne souriait guère. Cependant, aucune tristesse ne flottait dans ses yeux graves. Il me faisait l'effet d'un homme en pleine possession de toutes ses facultés physiques et morales, d'une belle nature bien équilibrée, qui devait réagir puissamment contre les influences affaiblissantes, contre les vains souvenirs du passé.

 Aimait-il encore celle qui l'avait délaissé ? Souffrait-il de son abandon ? Je me le demandais avec une curiosité sympathique en voyant devant moi ce calme visage énergique, au beau regard loyal et doux.

 Marie Dorques s'était assise près de moi. Son neveu était venu s'appuyer contre elle et elle caressait ses cheveux blonds qui bouclaient un peu. Elle causait peu, mais avec agrément, d'une belle voix tranquille et chaude qui était un charme pour l'oreille. Quand je me détournais pour lui parler, je voyais le crucifix d'argent que sa respiration soulevait doucement sur sa poitrine. Je voyais à sa main gauche un mince anneau, on aurait dit un anneau de fiançailles ou de mariage. Elle avait été religieuse, m'avait appris Mr Lasalle. Quelque chose en demeurait dans sa tenue sévère, toute noire, dans ses gestes mesurés, dans sa physionomie.

 L'averse avait été longue. Mais, néanmoins, quand elle cessa et que je voulus me lever, Mme Dorques protesta.

 — Restez encore un peu ! J'aime vous entendre causer avec Michel et Jacques. Et puis vous allez reprendre du cidre, puisque vous le trouvez si bon.

 — Vous êtes trop aimable, madame, et je viens de passer ici des instants charmants. Mais il faut que je rentre pour rejoindre ma pauvre sœur.

 — Vous avez une sœur à Sillery ? Elle est malade ? interrogea la vieille dame avec intérêt.

 Je racontai alors en quelques mots la triste histoire d'Alexine. Les deux femmes murmurèrent avec une compassion profonde :

 — Pauvre enfant ! Pauvre victime !

 — Oui, une victime ! dit la voix un peu voilée, mais très ferme pourtant, de Jacques Mairet. Et elle n'a rien pour la soutenir dans sa détresse, la malheureuse ! Rien que la terre et les consolations de la terre ! Pauvre, pauvre femme !

 Quelle pitié douce, immense, emplissait tout à coup, transfigurait ce regard froid !

 Et je vis qu'il se dirigeait vers Mr Dorques. Le fermier détournait un peu les yeux ; il regardait son fils qui, agenouillé sur le sol, jouait avec le chien de garde. Rien ne paraissait changé sur sa physionomie... Si, il y avait peut-être au coin des yeux un petit pli que je n'avais pas remarqué jusqu'ici.

 — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant, dit Mme Dorques, tandis que je prenais congé d'elle. Votre situation pourrait souffrir de relations aussi compromettantes.

 Le même sourire, mélancolique chez elle et Marie, ironique chez les deux hommes, un peu méprisant chez tous, se dessina sur les lèvres de mes hôtes.

 Je ripostai vivement : 

 — N'en croyez rien ! On n'est pas toujours si sottement méchant que cela dans notre administration. Si vous voulez bien me le permettre, je reviendrai un jour, en passant, pour voir ma petite amie Micheline.

 L'enfant tenait ma robe entre ses petites mains et levait vers moi ses beaux yeux noirs. Elle zézaya :

 — Line aime bien la demoiselle.

 — Et la demoiselle aime bien Line ! répondis-je en l'enlevant dans mes bras pour l'embrasser.

 — Vous avez conquis ma petite sauvage, mademoiselle, dit Mr Dorques avec son rare sourire. Elle sera toujours heureuse de vous voir, et nous aussi, s'il ne doit pas en résulter de dommage pour vous.

 — Aucun dommage, j'en suis persuadée. Merci, monsieur. Merci à tous d'avoir accueilli ainsi l'institutrice communale, car, enfin, d'autres, à votre place, m'auraient considérée comme l'ennemie !

 — Les vrais chrétiens n'ont pas d'ennemis, répondit tranquillement Michel Dorques. Ils n'ont que des adversaires, en qui ils doivent toujours considérer des frères égarés. S'il est de leur devoir de les combattre, c'est sans aigreur, sans haine surtout. Parfois ils se voient dans l'obligation pénible de les tenir à l'écart, pour éviter de contaminer les leurs, ou lorsque ces adversaires affichent leurs opinions avec une arrogance haineuse qui demande une leçon. Mais vous, mademoiselle, êtes une nature honnête et droite, nous le devinons, nous le comprenons à vos paroles, à votre physionomie qui est de celles dont on dit : « Elles ne savent pas mentir. ». Nous déplorons vos idées, l'orientation que vous pouvez donner aux petites intelligences qui vous sont confiées. Mais nous vous sentons sincère, et nous n'insultons pas vos opinions. Seulement, nous demandons à Dieu qu'il vous éclaire un jour.

 Son regard ému m'enveloppait, et je sentis un frémissement mystérieux courir en moi.

 En traversant la salle, accompagnée du fermier et de sa sœur, pour gagner la porte de sortie je remarquai à l'extrémité de la vaste pièce une jolie table à ouvrage, et près d'elle un fauteuil coquet, drapé d'étoffe claire. Les deux meubles étaient là tout seuls, près d'une fenêtre garnie de fleurs, et semblaient attendre quelqu'un.

*

**

 Je regagnai un peu hâtivement Sillery. Alexine, comptant sur une courte promenade, allait s'inquiéter peut-être. Dans le jardin, je ne trouvai que Mlle Jeantet. Elle m'apprit que ma sœur était rentrée chez elle depuis un moment pour vaquer à quelques petites occupations ménagères.

 — Elle ne s'est pas inquiétée du tout, ajouta-t-elle. En voyant la pluie, elle a pensé que vous vous étiez mise à l'abri et que c'était là la cause de votre retard. D'ailleurs, il faut bien le reconnaître, mon enfant, elle est en ce moment dans une période de morne indifférence pour tout et pour tous, hors ses enfants.

 — Oui, je le sais, pauvre chérie ! Je vais la rejoindre. Mais auparavant, mademoiselle, il faut que je vous apprenne quelque chose : Mr Lasalle m'a demandée en mariage cette après-midi.

 Aucune surprise ne se manifesta sur sa physionomie.

 — Je m'y attendais. Quelle a été votre réponse ?

 — C'est non. Je suis décidée à ne pas me marier.

 — Cette résolution ne sera peut-être pas définitive. Vous serez demandée plus d'une fois, charmante comme vous l'êtes. Car vous êtes mieux que belle, mademoiselle Solange. Vos yeux surtout, vos superbes yeux bleus, si profonds, si ardents sous leur apparence tranquille, sont faits pour prendre le cœur des hommes.

 J'eus un petit rire railleur :

 — Tant pis pour eux ! Mais je ne ferai rien pour cela, je vous assure ! Le cœur des hommes m'est très indifférent. Au revoir, mademoiselle, à ce soir !

 Elle m'arrêta en posant sa main sur mon bras.

 — Avez-vous quelque sympathie pour Dominique, mon enfant ?

 Je réfléchis un moment. L'impression produite sur moi par Mr Lasalle était assez complexe. J'appréciais son intelligence, je le croyais assez honnête homme, il professait des opinions qui étaient les miennes, avec une teinte plus intransigeante chez lui. Mais jamais, pour cet homme que je voyais chaque semaine, je n'avais ressenti une seconde cette sympathique confiance que m'inspirait déjà, par exemple, le fermier de l'Abbaye-Blanche.

 Je répondis franchement : 

 — Ni sympathie, ni antipathie. Mr Lasalle m'est indifférent, chère mademoiselle.

 Elle murmura :

 — C'est cela, je le pensais. Mais quand vous serez attirée par une autre belle nature comme la vôtre..., quand vous aimerez, enfant, vous ne ferez plus fi du cœur des hommes.

 Je secouai énergiquement la tête :

 — Non, jamais, jamais ! Ils sont tous odieux !

 Je m'interrompis. La physionomie de Michel Dorques surgissait devant moi, avec son expression loyale et forte et le sérieux profond, si doux pourtant, de ses yeux noirs.

 J'ajoutai pensivement :

 — Presque tous, du moins.

 — Allons, n'exagérez pas ! C'est la triste aventure de votre pauvre sœur qui vous donne ces idées-là. Mais il y a tout de même de bons maris, il y en aurait peut-être même quelques-uns de plus si certaines femmes avaient une exacte conscience de leurs devoirs, de leurs responsabilités, plus de tact, d'intelligence, d'affection éclairée aussi. Voyez-vous, il ne faut pas condamner en bloc, mon enfant. C'est une injustice et une erreur.

 — Peut-être, mademoiselle. Mais je me sens irréductible.

 Elle hocha un peu sa tête grisonnante et murmura avec un fin sourire :

 — Jeunesse !

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 1) J'ai rajouté une virgule après la fermeture des guillemets français de « Entrez vite ! » et un point après celles de « Voilà un homme peu commode, certainement. » et de « Elles ne savent pas mentir. ».

 2) J'ai écrit "entrouvrir" comme on le fait de nos jours. Mes livres écrivent le vieilli "entr'ouvrir".

 3) J'ai rajouté une virgule après « mais très ferme pourtant ».

 4) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule entre « — Ni sympathie » et «  ni antipathie. ».

 5) Plus grave : des textes différents dans mes deux éditions :

 La collection "ROMANESQUE" écrit :

A) Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient sous ce rapport semblables à moi.

B) — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant, dit Mme Dorques, tandis que je prenais congé d'elle.

 Tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit :

A) Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient tous sous ce rapport semblables à moi.

B) — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant.

 Dans chaque cas j'ai recopié le texte le plus long, qui n'a probablement pas été inventé.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h11