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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 09-08-2013 à 21:32:23

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 8

 Aucun regret ne me restait du refus opposé à la demande de Dominique Lasalle. Mais cet incident ne m'en avait pas moins causé quelque contrariété, à cause de l'obligation où je me trouvais de rencontrer souvent mon soupirant chez sa cousine. J'espérais cependant que, déçu et mortifié, il y viendrait désormais le moins possible. Il n'en fut rien. Je le vis reparaître chaque semaine, semblable à autrefois, calme et correct, causant avec une entière présence d'esprit et ne paraissant pas s'apercevoir ou se soucier de mon attitude plus froide.

 J'avais fait part à Alexine de la demande qui m'avait été adressée. Elle m'écouta de son air morne habituel et dit en fixant dans le vague ses pauvres yeux las :

 — Tu as bien fait. Il ne faut pas aimer, ça fait trop de mal.

 Ma chère jumelle restait dans le même état. Rien ne pouvait la distraire ou l'émouvoir, en dehors de son inconsolable chagrin. Cependant, sa santé semblait s'arrêter sur la pente fatale où j'avais craint de la voir rouler rapidement. Il est vrai que je la soignais de mon mieux et qu'elle ne manquait de rien, la pauvre chérie, non plus que les petits. Le soir, je raccommodais tant que je pouvais mon linge et mes vêtements, afin d'économiser pour eux mes minces ressources, et j'avais décidé que je me passerais d'une robe neuve, dont j'avais cependant quelque besoin, une certaine tenue étant de rigueur dans ma situation.

 Je voyais assez fréquemment les Dorques. Nous nous rencontrions dans le village ou sur les routes. Jean accompagnait souvent son père ou sa tante. Il venait me dire bonjour ; le père saluait, avait au passage un mot cordial ; Mlle Dorques s'arrêtait, nous échangions d'amicales réflexions ; je demandais des nouvelles de l'aïeule et de la petite Line, et elle me disait :

 — Venez donc la voir un jour. Elle vous a demandée plusieurs fois. Et vous plaisez beaucoup à grand-mère, à nous tous, ajoutait-elle avec un franc sourire.

 Les instants passés dans la grande salle de l'Abbaye-Blanche m'avaient laissé un souvenir très reposant, très rafraîchissant, devrais-je dire plutôt. La saine atmosphère morale qui existait là, l'ambiance de fortes vertus et de croyances traditionnelles, ce parfum de la vieille France catholique, familiale et respectueuse de l'autorité, avaient produit sur moi une impression singulière, qui éveillait au fond de mon âme des regrets imprécis encore, des sentiments vagues et un attrait étrange pour cette demeure et cette famille.

 Je retournai à la ferme un jour de printemps, où les haies parées comme une fiancée parfumaient l'air de senteurs d'aubépine. L'aïeule était seule avec Line. Jean accompagnait sa tante aux vêpres. Mr Dorques se trouvait au jardin avec son cousin.

 — Il faudra que Marie vous le montre, notre vieux jardin, me dit Mme Dorques. Et vous aurez plaisir à emporter quelques fleurs pour votre sœur. Comment va-t-elle ?

 Nous parlâmes longuement d'Alexine. Puis la vieille dame, secouant la tête, dit mélancoliquement :

 — Ah ! quelles tristes choses l'on voit ! Quelles tristes choses !

 Je murmurai :

 — Oui, on le sait aussi ici, n'est-ce pas, madame ? Chez vous aussi on connaît ce genre de malheur.

Elle croisa sur ses genoux ses mains ridées, qui tremblaient un peu, et leva les yeux vers le grand Christ pendu au mur :

 — Mon pauvre Michel ! Oui, c'est terrible ! Mais lui a la religion pour le soutenir, pour le fortifier. Et puis il n'y a pas de divorce entre eux. Elle est toujours sa femme, elle peut revenir.

 Elle répéta, en regardant le joli fauteuil, là-bas, et la pimpante table à ouvrage :

 — Elle peut revenir.

 Et, serrant un peu plus fort ses mains sur ses genoux, elle ajouta :

 — Je crois qu'elle reviendra. Mais jamais ce qui aurait pu être ne sera maintenant. Jamais mon fils ne sera heureux.

 — Cependant, s'il l'a beaucoup aimée ? S'il l'aime encore et pardonne à son repentir ? murmurai-je.

 — Il pardonnera. Mais l'estime et la confiance ne renaîtront pas ainsi. Quant à l'amour...

 Elle s'interrompit, laissa un instant ses yeux fanés errer autour d'elle et dit pensivement :

 — Je crains qu'il ne l'ait jamais aimée, sinon par devoir.

 J'eus un mouvement de surprise.

 — Vraiment, madame ?

 — Ce mariage fut une grande erreur de mon pauvre fils. Alice Bienne était la fille unique d'un gros fermier des environs de Coulommiers. Elle avait une belle dot, mais son éducation ne présentait aucun rapport avec celle en usage dans notre famille. La religion était superficielle, les principes de morale assez larges, les habitudes frivoles. Michel, déjà sérieux et si bon chrétien, ne se sentait pas attiré vers elle, bien qu'elle fût fort gentille physiquement et très gaie, très pimpante. Son père fit tant et si bien qu'il céda cependant et devint l'époux d'Alice. Nous apprîmes plus tard que, de son côté, Mr Bienne avait pesé sur la volonté de sa fille, qui aimait un de ses cousins, trop peu fortuné pour être agréé par le père. Mon pauvre Michel se montra bien bon, bien patient pour cette jeune femme frivole, qui n'avait aucune de nos habitudes, qui se plaisait à le contrecarrer dans tous ses désirs. Oui, ce fut un mari admirable. Et l'année dernière elle est partie... Le remords a dû lui venir vite, car nous savons qu'elle habite maintenant chez une de ses tantes qui a un petit commerce à Paris et qu'elle vit là très retirée. C'est pour cela que je crois qu'elle reviendra. C'est aussi parce que je me la figure moins mauvaise au fond que d'après les apparences. Elle a été si mal élevée ! Un moment de folie l'a entraînée, la réflexion, le repentir la ramèneront. D'ailleurs, elle a ses enfants ici.

 — C'est cet abandon-là que je trouve plus incompréhensible, plus contre nature.

 — Elle avait emmené Line. Michel la lui a fait reprendre. Si elle veut les revoir, c'est ici, au foyer de son mari, qu'elle les trouvera. La porte n'en sera jamais fermée pour la femme de Michel quand elle viendra lui dire : « Je regrette et je reviens. ».

 Elle resta un moment silencieuse et murmura enfin d'un ton mélancolique :

 — Je reviens ! Ah ! pour elle, pour les enfants, pour la sauvegarde de ce foyer, je le voudrais ! Mais pour mon fils, quelle amertume ! Et cependant je le demande à Dieu chaque jour. Cela doit être. Oui, même pour lui, il vaut mieux qu'elle vienne reprendre sa place ici. Je crois, d'ailleurs, qu'elle le désire, que l'amour-propre, la crainte de reparaître devant Michel la retiennent seuls.

 Au-dehors, la voix de Jean cria :

 — Bonne-maman, nous voilà !

 Il entra, charmant dans sa petite blouse bleue. L'aïeule murmura :

 — Il ressemble à sa mère, il a ses cheveux blonds, et ses yeux vifs, et sa nature ardente. C'est pour cela que son père est si ferme à son égard, pour qu'il ne lui ressemble pas plus tard.

 Je causai quelques instants avec Mlle Dorques. Puis, sur l'invitation de sa grand-mère, elle me proposa de me montrer le jardin. J'acquiesçai aussitôt, et nous sortîmes par un long corridor qui donnait sur l'autre façade du bâtiment.

 Là commençait un délicieux vieux jardin, dont les fermiers de l'Abbaye-Blanche avaient respecté l'ordonnance archaïque. Mlle Dorques m'expliqua que son frère avait seulement réservé un espace spécial pour le potager, au lieu de laisser les petits carrés de légumes envahir à la bonne franquette tout le jardin, selon le caprice du jardinier, ainsi qu'il en était auparavant.

 — Michel a un très grand sens de l'harmonie, ajouta-t-elle en souriant. Il est, d'ailleurs, moralement et intellectuellement, plus affiné que ne l'étaient nos ancêtres. 

 — Votre frère doit avoir une très belle âme, mademoiselle !

 — Très belle, en effet. Mais il en est beaucoup qui ne la comprennent pas. Elle est trop haute pour eux.

 Jean, qui courait devant nous, appela :

 — Papa, papa, voilà Mlle Dorvenne qui vient avec tante Marie !

 Les deux hommes fumaient, assis au bord du petit bras de rivière qui traversait en cet endroit le jardin. Ils se levèrent et vinrent vers nous. Mr Dorques me témoigna la même cordialité qu'en nos précédentes rencontres. Son cousin, près de lui, semblait très froid, mais lorsqu'il parlait une vie soudaine animait son regard et faisait oublier le rude aspect de sa physionomie.

 — Papa, s'il vous plaît, bonne-maman a dit qu'il fallait cueillir des fleurs pour la sœur de Mlle Dorvenne, déclara Jean, qui s'était emparé de la main de son père.

 — Certainement, avec plaisir. Voulez-vous venir les choisir vous-même, mademoiselle ?

Nous nous en allâmes tout le long des allées étroites, bordées de buis. Je marchais en avant, près de Mr Dorques, Jean nous précédait, s'arrêtant devant chaque fleur :

 — Celle-là, mademoiselle ! Elle est jolie, jolie !

 Le père s'informait de mon goût, coupait ça et là. Dans mes bras, la gerbe grossissait à vue d'œil, malgré mes protestations.

 — C'est assez. Je n'en pourrai pas emporter davantage ! déclarai-je enfin.

 Mr Dorques en convint. Nous nous arrêtâmes à un petit rond-point ombragé de vieux tilleuls, où des bancs étaient disposés. De mes deux mains, je retenais contre ma poitrine la gerbe embaumée, et le bas de mon visage disparaissait sous les fleurs dont j'aspirais le parfum avec délices. Il faisait bon dans ce vieux jardin ombreux, les tilleuls répandaient une senteur pénétrante. Il me semblait qu'une vie nouvelle, une vie un peu enivrée s'insinuait en moi.

 — Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! dit Jean.

 Je me mis à rire et je rougis un peu, parce que j'avais vu un sourire très doux dans les yeux noirs fixés sur moi.

 Mlle Dorques, qui nous rejoignait avec son cousin, proposa :

 — Voulez-vous que nous nous asseyions ici ? Jean ira prévenir grand-mère pour qu'elle vienne nous rejoindre.

 Nous acquiesçâmes tous. Je passai là une heure charmante, dans une causerie amicale, avec ces cœurs bons et élevés, servis par une intelligence avertie. Line était venue se blottir sur mes genoux et appuyait contre moi sa petite tête rousse. Jean se tenait debout près de son père, qui appuyait sa main sur ses cheveux blonds, par un geste très habituel chez lui. Il semblait toujours qu'il se tînt prêt à dominer, à maîtriser la petite nature vibrante et capricieuse de son fils, la nature de la mère. Et les yeux bruns de l'enfant, des yeux ardents et rieurs — les yeux de la mère aussi — se levaient sans cesse vers lui, exprimant une profonde tendresse.

 Je revins vers Sillery en emportant mes fleurs, dans lesquelles j'enfouissais mon visage que je sentais rosé, vivifié par l'air pur des grands espaces d'où je venais. Jamais je n'avais eu l'impression d'être aussi allègre, aussi jeune. Je ne retrouvais plus en moi la grave institutrice, la Solange Dorvenne tôt initiée à toutes les misères, un peu sceptique et méprisante. J'avais vraiment vingt ans, avec du printemps plein le cœur. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « familiale et respectueuse de l'autorité ».

 

2) Et elle écrit « grand'mère » et non plus « grand-mère », dans ce chapitre. Mais peu importe.

 

3) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE fait dire à la grand-mère de Michel Dorques :

— Jamais mon fils ne sera heureux.

Au lieu de :

— Jamais mon petit-fils ne sera heureux.

C'est une habitude, chez Delly, de simplifier ainsi les rapports de famille, pour faire plus court.

De même, on trouve un peu plus loin :

— Mais pour mon fils, quelle amertume !

Au lieu de :

— Mais pour mon petit-fils, quelle amertume !

 

4) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Je regrette et je reviens. », pour finir la phrase de Mme Dorques.

 

5) La collection "ROMANESQUE" écrit « au dehors », et non « au-dehors », ce qui est correct aussi, selon mon dictionnaire.

 

6) J'ai "corrigé" la ligne :

— Oh ! Mademoiselle, comme vos yeux brillent, dit Jean.

La transformant ainsi :

— Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! dit Jean.

 

7) Dans la phrase : « Jean se tenait debout près de son père, qui appuyait sa main sur ses cheveux blonds, par un geste très habituel chez lui. », la main et les cheveux blonds n’appartiennent pas à la même personne, bien sûr. Mais, comme il n’y a pas de risque de confusion, Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE se permet cette licence grammaticale.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h13