Dans le couloir de la maison d'école, je me heurtai à Dominique Lasalle, qui sortait de chez sa parente. Il se recula un peu en s'excusant, tout en m'enveloppant d'un long regard.
— Vous avez fait une bonne promenade, mademoiselle ?
— Très bonne, merci.
— Et vous rapportez une véritable moisson ! Mais aucune de ces fleurs n'est aussi fraîche, aussi charmante que vous.
Je ripostai d'un ton de mordante raillerie :
— Je ne vous aurais pas cru capable de ça, monsieur Lasalle !
Il se mordit un peu les lèvres, rageusement.
— C'est cela, moquez-vous de moi ! Cependant, c'est vous qui me rendez fou, imbécile...
Je l'interrompis avec un geste d'impatience.
— Je souhaite que vous vous guérissiez très vite de cette infirmité. En tout cas, je vous le répète une fois de plus, ne conservez aucun espoir.
Je vis une rapide lueur de colère traverser ses yeux.
— Impitoyable ! Soit, je me résignerai. Pour me consoler, je vais me lancer à corps perdu dans la lutte.
— Quelle lutte ?
— Contre nos ennemis, les réactionnaires d'ici. Je viens précisément d'apprendre à ma tante qu'un Comité se forme pour la création d'une école libre de garçons, sous la présidence du fermier de l'Abbaye-Blanche, la cheville ouvrière de tous ces complots contre la République.
— Ah ! murmurai-je.
Je penchai un peu la tête et j'aspirai doucement le parfum des fleurs de Michel Dorques — des fleurs réactionnaires.
— Mais nous saurons leur répondre ! Nous avons le pouvoir et l'argent de la nation. À nous les âmes d'enfants !
Je dis avec une tranquille ironie :
— Les âmes ? Vous parlez d'âmes, vous ? Mais ils n'en ont pas !
Il resta une seconde interloqué, puis eut un vague sourire.
— C'est vrai, ils n'en ont pas. C'est une manière de parler qui nous vient des âges anciens. Mais nous changerons cela.
Le nez enfoui dans les fleurs, je murmurai pensivement :
— Ce sera peut-être dommage.
Il me regarda avec surprise.
— Dommage que nous balayions jusqu'aux derniers restes des vieilles superstitions ?
— Oui, si ces vieilles superstitions étaient capables de consoler un peu l'humanité souffrante et de la rendre moins mauvaise.
Il eut une sorte de petit ricanement.
— Eh bien ! que vous prend-il ? Tourneriez-vous casaque, mademoiselle ?
Je secouai la tête en le regardant en face :
— Je n'ai pas de parti pris, moi, monsieur Lasalle. J'ai été élevée dans la haine de la religion, je ne connais presque rien d'elle. Mais, maintenant que je réfléchis, ce peu me paraît loin d'être aussi noir qu'on me l'a dépeint. J'y découvre même des beautés insoupçonnées. Et, de ce fait, je réserve mon jugement.
Il me regarda longuement, comme s'il cherchait à scruter jusqu'au fond de mon âme. Et, je ne sais pourquoi, je rougis un peu.
— Vraiment, voilà qui est très imprévu ! Qui donc vous a inspiré ces idées nouvelles ?
Je répliquai sèchement :
— Il n'est pour cela besoin de personne. Un peu de réflexion et un esprit droit suffisent. Tenez ! il y a quelques jours, en faisant aux enfants la leçon de morale, il m'est venu tout à coup cette pensée : Si une de ces petites se levait et me demandait au nom de quelle autorité on prétend lui imposer ainsi des devoirs, lui interdire de suivre ses instincts, lui enseigner à réprimer les mouvements désordonnés de sa nature, que lui répondrais-je ? Tout le néant de nos principes de morale, sans base et sans sanction, m'apparut en cette minute. Et j'ai eu la tentation de crier à ces enfants : « Tout cela est inutile ! Allez, faites ce que vous voudrez. La vie qui aboutit à la destruction de tout notre être pensant et aimant ne vaut pas la peine qu'on se gêne pour devenir meilleur ! ».
Il dit lentement, en m'enveloppant toujours du regard clair de ses yeux :
— Vous raisonnez trop, mademoiselle Solange. Il faut prendre la vie plus simplement. On vous paye pour enseigner la morale aux petites filles de Sillery, enseignez-la, sans chercher le plus ou moins de profit qu'elles peuvent en retirer. Nous préparons des consciences libres, selon le programme qui nous a été donné. Le reste ne nous regarde pas.
— Des consciences libres ? Oui, très libres, en effet. Rien ne les endiguera sur la route du mal. Il y en a qui peuvent appeler cela un progrès. Moi, il me semble que c'est le retour vers la barbarie.
— Et alors, vous êtes pour la religion ?
— Je n'en sais rien, je vous répète que je ne la connais pas. Mais je sens que toute notre soi-disant morale est sans base et qu'elle ne peut retenir l'homme dans le bien. Sur ce, bonsoir, monsieur Lasalle. Je vais porter ces fleurs à ma sœur.
Je tournai les talons en emportant la vision du regard soupçonneux qui m'avait de nouveau enveloppée. Pour la première fois, Dominique Lasalle venait de m'inspirer un sentiment très net d'antipathie.
Or, à quelques jours de là, en inspectant la classe après le départ des élèves, je découvris derrière un banc deux petits livres attachés par une ficelle. C'étaient un catéchisme et un évangile. Mue par un sentiment de curiosité pour la doctrine de ceux qui étaient nos adversaires, je les emportai dans ma chambre, et, le soir, je les lus l'un et l'autre jusqu'au bout. À mesure que j'avançais, la surprise et l'admiration croissaient en moi. C'était cela, cette religion tant bafouée, tant méprisée autour de moi ? C'était cet admirable code de vie, où tout était prévu, tout expliqué, du moins ce qui se trouvait accessible à nos intelligences humaines !
Et le mystère des dogmes lui-même me paraissait admissible. Je ne disais pas, comme autrefois les auditeurs du Christ, comme tant d'autres aujourd'hui : « Cette parole est dure à entendre. ». Il me semblait très naturel qu'une partie des manifestations de la divinité — celle-ci une fois admise — demeurassent incompréhensibles à sa créature et que ses perfections fussent infinies, impossibles à saisir dans toute leur étendue. Rien dans cette doctrine ne choquait mon esprit, orgueilleux cependant, mais qui l'était simplement parce qu'il n'avait jamais trouvé autour de lui qu'incertitudes et négations et qu'il se repliait sur lui-même dans un froid désenchantement.
Quel enseignement admirable je découvrais ici ! En pensant à ma pauvre Alexine, je réfléchis longuement sur cette parole : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ! ». Et voici qu'à cet instant les strophes du "Chant de la Misère" se présentèrent à ma pensée. Ils s'imprimèrent, flamboyants sous mes yeux, les mots farouches, les paroles de haine et de guerre, les cris de la révolte, de la misère sans espoir supra-terrestre, de l'appel vers les jouissances matérielles. Je la voyais dans toute sa beauté âpre et vivante, dans toute son éloquence sanguinaire, cette poésie si chère à mon père, et qu'il m'avait léguée pour en faire le chant de la vengeance, quand viendraient les soirs rouges.
Et, pour la première fois depuis que je la connaissais, un frisson d'horreur et de crainte courut en moi.
Était-ce le contraste si saisissant avec ce que je venais de lire, avec l'Évangile de miséricorde, d'amour, de tendre charité, qui enseignait le mépris des biens terrestres, qui promettait un bonheur éternel, qui disait : « Bienheureux ceux qui souffrent ! Bienheureux les pauvres ! Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » ?
Il y avait des âmes qui vivaient de cet Évangile. Les Dorques étaient de ce nombre. Et lui, Michel Dorques, si fort et si doux tout ensemble, si résolu dans ce qu'il considérait comme son devoir, était un chrétien convaincu, un fidèle disciple de ce Jésus dont j'admirais la doctrine.
Certes, nous avions aussi chez nous des honnêtes gens. Mais pourquoi donc me venait-il à la pensée que tous les pires coquins, tous les êtres aux bas appétits, aux instincts déchaînés, étaient de notre côté ?
Dans mon esprit défilaient un à un tous les grands mots de notre vocabulaire : fraternité, solidarité, justice sociale, morale laïque, raison intangible de l'enfant, consciences émancipées. Et les mots sonores s'effondraient, se dépouillaient de leurs oripeaux éclatants pour ne laisser voir que le vide.
— Mon pauvre papa, je crois que vous vous êtes trompé, murmurai-je.
Et, amenant de nouveau ma pensée vers Alexine, je songeai :
— Si elle avait connu et pratiqué cet Évangile, elle serait aujourd'hui moins malheureuse, parce qu'elle y trouverait la consolation.
Je passai toute la nuit sur ces deux livres, les relisant, en gravant les enseignements dans ma mémoire. À l'aube, j'étais très lasse, mais quelques gouttes de la source de vie avaient touché mon âme.
Ce matin-là, à la fin de la classe, quand les enfants sortirent, j'appelai :
— Marthe Adam !
Une petite fille s'avança. Je demandai, en lui présentant les livres :
— C'est à toi, cela ?
Elle rougit très fort, prit un air craintif. Sans doute, chez elle, lui avait-on bien recommandé de ne pas laisser voir à la maîtresse les livres suspects.
— Oui, mademoiselle ! balbutia-t-elle.
— Tu peux répondre carrément, sans rougir. Il n'y a là que de très bonnes et de très belles choses.
J'y allais crânement, avec toute ma franchise, sans vouloir me souvenir que je pouvais exalter tout à mon aise devant mes élèves Confucius, le Coran, les dieux de l'Égypte et de la Grèce, mais que la louange de l'Évangile m'était interdite.
La petite me regarda avec un peu d'effarement. Puis elle prit ses livres, me dit un merci timide et rejoignit ses compagnes, emportant ces minces volumes qui renfermaient plus de lumière et de vie qu'il n'en faudrait pour régénérer l'humanité tout entière — si elle le voulait.
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Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".
Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).
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Notes d'Alexis DORVENNE :
1) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE écrit que Mlle Jeantet est la « tante » de Mr Lasalle ; or ce dernier était jusque-là le « cousin » de celle-ci (voir chapitres précédents, notamment le court chapitre IV). Ces bizarreries de parentés sont habituelles chez Delly. Il ne faut pas s'y attarder. D'abord parce que nous sommes tous cousins (au sens le plus large du terme), notamment une tante et son neveu. Ensuite parce que Delly a pu vouloir souligner la différence d'âge entre ces deux "cousins"-là. On sait en effet que Mlle Jeantet a les cheveux "grisonnants". Or Delly emploie quelquefois le mot "tante" pour désigner la cousine germaine du père ou de la mère (vu dans certains de ses autres ouvrages).
2) Mes deux livres écrivent, l'un comme l'autre :
« [...] il m'est venu tout à coup cette pensée : Si une de ces petites se levait [...] ».
Je pense donc que la majuscule est voulue. Je l'ai donc laissée, sans connaître toutefois une éventuelle règle grammaticale qui puisse l'autoriser.
3) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « [...] ne vaut pas la peine qu'on se gêne pour devenir meilleur ! », pour finir la réplique de Solange Dorvenne.
Idem après « Cette parole est dure à entendre. », toujours pour finir la phrase entamée.
Idem encore après « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ! ».
Ces points qui manquent en fin de phrase me choquent, même si certains éditeurs estiment inesthétique leur éventuelle accumulation (un point avant les guillemets pour terminer la citation, et un point après pour terminer la phrase).
4) Mes livres placent, à tort, le point d'interrogation à l'intérieur de la citation du Christ dans « [...] comme je vous ai aimés. ».
J'ai rectifié cela.
5) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « aux instincts déchaînés ».
6) La collection "ROMANESQUE" écrit (vers la fin du chapitre) : « elle prit ses livres », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « elle prit mes livres ». J'ai choisi le texte de l'édition "ROMANESQUE", qui est un peu plus logique, même si l'autre texte se comprend très bien.
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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net
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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h16