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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 13-08-2013 à 14:58:31

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 10

 À dater de ce moment, mes relations devinrent très fréquentes avec les Dorques. J'y allais presque chaque dimanche et, dans la semaine, Marie venait voir ma sœur. Elle amenait son neveu, qui jouait avec Louis et André. Ces visites faisaient du bien à ma pauvre chérie. Mlle Dorques avait une nature sereine et gaie, elle savait parler aux souffrants et leur insufflait un peu de sa force d'âme. En outre, je lui avais dit :  

 — Vous pouvez entretenir ma sœur de religion. Si cela lui procure une consolation, tant mieux, la pauvre !

 Très discrètement, Marie avait alors commencé son apostolat. Alexine n'était pas hostile ; elle semblait seulement très indifférente, comme elle l'était maintenant à tout, du reste. Mais elle disait : « J'aime bien Mlle Dorques », et elle était un peu moins morne après ses visites.

 Sa santé aussi se remettait quelque peu. Au mois d'août, quand j'eus mes vacances, je la décidai un jour à m'accompagner chez ceux que j'appelais maintenant nos amis. Ils avaient plus d'une fois exprimé le désir de la voir chez eux, et l'Abbaye-Blanche était assez proche de Sillery pour qu'elle pût faire le trajet sans fatigue.

 Nous fûmes accueillies avec l'habituelle cordialité : on entoura ma sœur d'attentions, et nous eûmes une après-midi si charmante qu'Alexine ne se fit pas prier pour la renouveler quelques jours plus tard.

 De quoi causions-nous pendant ces heures passées ensemble ? De tout, et même de religion. Poussée par la confiance que tous m'inspiraient dans cette famille, j'avais raconté la lecture faite un jour par moi et l'impression que j'en avais ressentie. Depuis lors, nous nous entretenions librement des questions religieuses. Je posais mes objections, que résolvaient Marie et Michel Dorques ; Jacques Mairet aussi, quand il se trouvait là. Je n'avais pas la foi encore, mais j'admirais et je m'inclinais en moi-même devant la sublimité de cette doctrine.

 Un jour, en entrant dans la salle de la ferme, nous vîmes un prêtre assis près de Mme Dorques. Je savais que celle-ci avait un fils, curé d'une paroisse populaire de Paris et qu'elle l'attendait pour quelques jours. C'était lui, ainsi que nous l'annonça d'ailleurs aussitôt son neveu, venu à notre rencontre vers la porte :

 — Mon oncle, le curé, à qui nous parlions précisément de vous.

 Le prêtre se leva ; je vis se tourner vers nous un visage maigre, fatigué, de grands yeux noirs si vivants et énergiquement doux. Une vision du passé, presque oubliée, surgit alors en moi. Je revis ce jeune prêtre, jeté à terre par mon père, avec la petite ligne sanglante qui glissait sur son visage pâle, et des yeux de vie intense comme ceux-ci.  L'évocation fut si forte que je restai muette lorsque le prêtre m'adressa la parole avec bonté. Et, tandis que nous nous asseyions, la question partit presque malgré moi de mes lèvres :

 — Monsieur, n'êtes-vous pas allé, jadis, dans une maison du quartier de la Glacière, où un homme vous a fait tomber à terre, où vous avez été blessé au front ?

 Il me regarda avec surprise, puis eut un sourire de douce mélancolie :

 — Ces petites aventures me sont arrivées deux ou trois fois, mademoiselle. Cependant, l'une d'elles m'est restée plus présente. J'allais voir une malade, je m'adressais, pour savoir où elle logeait, à deux enfants qui jouaient sur un palier. Un homme sortit à ce moment, m'apostropha, comme nous sommes habitués à l'être, et refusa de me renseigner. Alors, une des petites filles — une blondinette, je me souviens — m'indiqua le logement de la mourante. Pour la remercier — pour la bénir aussi, pauvre petite, — je posai ma main sur sa tête. L'homme bondit sur moi, je tombai à terre, mon front heurta un malencontreux bidon de pétrole qui se trouvait là.

 —  Et le sang se mit à couler, ajoutai-je, voyant qu'il s'arrêtait. Et vous dîtes à l'homme : « Je prierai pour vous, ce sera ma vengeance ! ».

 — Comment savez-vous ?

 — Cet homme était mon père, et les enfants c'étaient ma sœur et moi.

 La surprise, l'intérêt profond, la compassion s'exprimèrent tour à tour sur la physionomie du prêtre.

 — Quoi, c'est vous ! Pauvres enfants, j'ai bien prié pour vos jeunes âmes et pour celle de votre père.

 — Il est mort en demandant un prêtre. Mais nous ne savions pas... et nous l'avons laissé partir ainsi.

 — Pauvres enfants ! répéta-t-il.

 Ainsi que je le vis dans le courant de la conversation, sa famille lui avait raconté toute notre histoire. Il nous interrogea avec une discrète bienveillance, se montra très bon, adressa de consolantes paroles à Alexine. Puis, quand nous nous levâmes pour partir, il me demanda : 

 — Voulez-vous me permettre de vous bénir, mon enfant, comme je l'ai fait jadis pour votre sœur ?

 Pour toute réponse, j'inclinai un peu la tête. Sa main s'éleva au-dessus, traça le signe de la croix.

 — Que Dieu vous éclaire, ma fille ! Et marchez toujours bien dans la voie droite. Il n'y a hors de là que de faux bonheurs.

 Je ne revis plus l'abbé Dorques, qui ne restait que trois jours dans sa famille. Mais l'impression produite par ces paroles me demeura très vive. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « jadis ».

Ni après « pour la bénir aussi ».

Ni après « Voulez-vous me permettre de vous bénir ».

 

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Je prierai pour vous, ce sera ma vengeance ! », pour finir la réplique de Solange Dorvenne.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h18