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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 14-08-2013 à 13:37:25

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 11

 Nos rapports avec l'Abbaye-Blanche étaient maintenant connus de tous. Un après-midi, comme je sortais de ma chambre, tout habillée, Mlle Jeantet m'arrêta :

 — Vous allez chez les Dorques, mademoiselle Solange ?

 — Oui, mademoiselle. Je vais chercher Alexine pour passer l'après-midi là-bas.

 — Vous ne craignez pas que ces relations vous fassent du tort ? Les fermiers de l'Abbaye-Blanche sont des militants, à la tête de toutes les œuvres catholiques du pays. 

 — Eh bien ! ils ont raison de défendre leurs croyances ! Et, quant à moi, je n'admets pas, du moment où je remplis strictement tous les devoirs de ma fonction, qu'on vienne s'ingérer dans les relations qu'il me plaît d'avoir.

 Elle me regarda d'un air stupéfait.

 — Oh ! mais !... Il ne faut pas être trop frondeuse, dans votre position, mon enfant. Songez que vous avez votre sœur, vos neveux à soutenir.

 Cette réflexion m'assombrit. Je me l'étais déjà faite à moi-même et j'en reconnaissais le bien-fondé. Mais jamais, maintenant, je ne pourrais renoncer à mes amis de l'Abbaye-Blanche. J'avais l'impression qu'ils faisaient partie de ma vie.

 Je m'en allai ce jour-là vers la ferme dans une disposition d'esprit assez grise. Je causais peu, tandis que je travaillais près d'Alexine et de Mme Dorques, sous les tilleuls où nous avions trouvé la vieille dame installée. Marie était allée soigner un malade dans une ferme un peu éloignée. Mr Dorques surveillait ses moissonneurs et il avait emmené son fils.

 — Allons, j'ai oublié mon autre peloton de laine ! dit tout à coup la vieille dame en s'interrompant de tricoter. Et celui-ci va être fini.

 — Si je puis le trouver, voulez-vous que j'aille vous le chercher, madame ? proposai-je.

 — Vous êtes très gentille, mon enfant, et j'accepte, car mes vieilles jambes se font sentir, aujourd'hui. Vous le trouverez dans un petit placard de la salle, derrière le fauteuil où je me tiens habituellement.

 Je me dirigeai vers la maison. Très vite, j'eus découvert la pelote. Comme j'allais quitter la salle, une porte de côté, donnant près de la fenêtre fleurie, s'ouvrit pour laisser apparaître le fermier, suivi de son fils.

 — Oh ! Mademoiselle Dorvenne ! dit-il.

 Il y avait dans sa voix un accent joyeux — oui, je ne me trompais pas. 

 Et le grave regard s'éclairait, rendait plus jeune cette physionomie.

 Quant à moi, il me parut tout à coup que mes papillons gris s'enfuyaient en toute hâte.

 — Je viens chercher de la laine pour Mme Dorques, dis-je en lui tendant la main.

 Jean se jeta contre moi.

 — Bonjour, mademoiselle ! Voulez-vous me donner la pelote, pour que je la porte à bonne-maman ?

 — Voilà, mon petit.

 — Toujours prêt à faire les commissions, Jean, dit en souriant Mr Dorques. Comment va Mme Alexine, mademoiselle ?

 — Toujours de même, pauvre sœur ! Elle est près de Mme Dorques. L'amicale sympathie, le réconfort moral qu'elle trouve ici lui font tant de bien ! Et voici que je me demande si nous pourrons continuer.

 — Continuer quoi ?... continuer de nous voir ? dit vivement Mr Dorques.

 J'inclinai affirmativement la tête.

 — Mlle Jeantet m'a fait comprendre tout à l'heure que ma situation pourrait en souffrir.

 Je vis s'assombrir sa physionomie. Il murmura :

 — C'est vrai... c'est vrai.

Jean, son peloton de laine entre les doigts, s'était approché de la table à ouvrage et promenait sa petite main sur la marqueterie. Le regard du père se dirigea un instant vers lui, un peu machinalement, et se reporta sur moi. Je crus y voir une inquiétude, un peu d'angoisse...

 — Et que ferez-vous, mademoiselle ?

 — Je ne sais... Il m'est impossible de renoncer à votre amitié à tous, qui m'est si précieuse, si douce. Et pourtant j'ai besoin de ma situation pour faire vivre ma sœur et les enfants.

 — Oui, c'est embarrassant... très embarrassant.

 Il se mit à marcher de long en large, le front penché. Jean s'approchait maintenant du fauteuil, il caressait les draperies claires qui, de près, apparaissaient un peu fanées. Et, levant les yeux vers moi, il dit d'un petit ton pénétré :

 — C'est le fauteuil de maman. Et c'est moi qui soigne ses fleurs pour quand elle reviendra.

 Je tournai un peu la tête. Michel Dorques se trouvait à ce moment près de moi. Je vis frémir son visage. Et je murmurai, avec toute la pitié de mon cœur :

 — Pauvre monsieur Dorques !

 Un regard d'ardente reconnaissance m'enveloppa, une main saisit la mienne.

 — Merci de me plaindre ainsi ! Il y a des jours où je souffre plus que d'autres, et aujourd'hui est de ceux-là, je ne sais pourquoi.

 — Mais si vous vouliez, pourtant... Si vous vouliez ?

 — Si je voulais quoi ?

 — Être libre... et essayer d'être heureux ?

 Je vis sa physionomie devenir très ferme, presque sévère.

 — Vous parlez du divorce ? Pour moi, vous le savez, il ne peut exister.

 Je ne m'expliquai pas la brève souffrance qui me serra à ce moment le cœur, ni le tremblement subit de mes lèvres.

 — Alors, vous vous condamnez à être malheureux, toujours ?

 — Je dois d'abord accomplir mon devoir. Dieu me donnera ensuite ma récompense dans l'autre monde.

 — Et vous aurez la force de vivre comme cela ?

 — On a toujours la force quand on se confie en Dieu.

 Je secouai la tête.

 — C'est trop, c'est trop... murmurai-je.

 Il dit à mi-voix d'un ton d'émotion profonde :

 — Ah ! que je voudrais vous voir chrétienne, mademoiselle !

 Je répliquai pensivement, sans quitter des yeux ces prunelles noires qui me regardaient si doucement :

 — Qui sait ? Peut-être le deviendrais-je vite, si je pouvais me trouver souvent parmi vous tous !

 — Mais vous allez être obligée, au contraire, d'espacer... de cesser peut-être ?

 De nouveau je revoyais cette lueur d'angoisse sur sa physionomie. Et je sentis une joie soudaine m'envahir.

 — Cesser ! oh ! non ! Tant pis si on le trouve mauvais. Je chercherai une autre situation. Mais je ne laisserai pas mes amis pour faire plaisir à ces sectaires.

Quelle subite expression de soulagement sur ce visage ! Un sourire tel que je ne lui en avais encore jamais vu, un sourire presque heureux vint à ses lèvres. 

 — À la bonne heure ! Oui, intelligente et instruite comme vous l'êtes, vous trouverez facilement autre chose. Nous vous aiderons, mademoiselle. Et puis, peut-être ne vous cherchera-t-on pas noise, après tout !

 — Peut-être ! Il ne faut pas s'inquiéter d'avance, en tout cas. Allons, Jean, dépêchez-vous de venir porter la laine à votre bonne-maman.

 — Je vous accompagne, dit Mr Dorques. Je m'assoirai un instant et repartirai près de mes ouvriers.

 Une allégresse inexpliquée chantait en moi. Elle devait paraître sur ma physionomie, car Mme Dorques s'exclama, comme nous apparaissions sous les tilleuls :

 — Vous voilà toute rose et toute charmante, ma chère enfant ! N'est-ce pas, madame ?

 Alexine me regarda et dit de cette voix qui gardait toujours maintenant des intonations un peu brisées :

 — Solange ne m'a jamais paru plus jeune que depuis quelque temps.

 Ainsi ce n'était pas une idée de moi ? Ce que j'éprouvais confusément, d'autres le remarquaient aussi. Je n'avais jamais eu vingt ans, je ne les avais que depuis le jour où Michel Dorques avait cueilli des fleurs pour moi et où j'avais rougi sous un regard doucement admirateur, quand Jean s'était écrié : « Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent !  ». 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) La collection "ROMANESQUE" écrit : « le bien fondé », sans tiret. D'après mon dictionnaire, le mot composé (avec tiret, donc) n'est apparu qu'en 1929. D'où cet archaïsme dans la plus ancienne de mes deux éditions.

2) J'ai rajouté un "s" à la fin de "causai" dans « Je causai peu ».

3) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « J'inclinais affirmativement la tête. ».

Et elle écrit : « Je crus y voir une inquiétude, un peu d'angoisse ? ».

4) Elle écrit encore : « Cesser ! Oh ! non ! ». Mais là, la majuscule du "o" de "Oh" peut se comprendre ; on peut en effet considérer que les trois exclamations forment deux phrases et non une seule. D'où deux majuscules et non une seule. 

5) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! », pour terminer la phrase de la narratrice.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h21