Je gagnai Sillery dans une sorte de rêve ; je répondis machinalement aux questions d'Alexine sur le petit malade. J'avais hâte d'être seule. Quand je fus dans ma chambre, je me laissai tomber sur un fauteuil et pris entre mes mains ma tête brûlante. Où était donc mon cœur insensible d'autrefois ? Comme Alexine avait raison quand elle disait : « Il ne faut pas aimer, ça fait trop mal ! ».
Oui, cela faisait mal ! Et cependant, je ne l'aurais pas donné pour tout au monde, cet amour qui me broyait, qui faisait ma torture et mes délices !
D'ailleurs, tout espoir n'était pas mort pour moi. Puisque Michel m'aimait, je n'abandonnerais pas la lutte. Je le vaincrais, ce Dieu pour la loi duquel il me sacrifiait en se sacrifiant lui-même ! Michel Dorques serait à moi, à moi seule.
Je me sentais une âme farouche, une âme de haine pour tout ce qui me séparait de lui. Cette doctrine évangélique admirée par moi si peu de temps auparavant, je la détestais de toutes les forces de mon être. J'eusse voulu l'anéantir, fouler aux pieds cette religion derrière laquelle se retranchait Michel pour briser nos deux cœurs.
Quelle nuit je passai ! Quelles pensées de vengeance, quel sourd désespoir, quels appels passionnés vers le bonheur se heurtèrent dans mon esprit enfiévré ! Au matin, j'étais, plus que jamais, résolue à la lutte. Cette femme n'avait plus de droits sur Michel, tandis que moi je possédais son cœur. Je me sentais tout à coup sûre de vaincre.
Je ne pus faire ma classe, ce matin-là, car une migraine atroce m'était restée à la suite de cette nuit d'insomnie et de souffrance morale. Alexine vint travailler près de mon lit. Je ne lui parlais pas, je fermais les yeux, essayant de ne plus penser pour apaiser ma pauvre tête souffrante.
Vers onze heures, Mlle Jeantet apparut. Elle apportait une lettre qui venait d'arriver pour moi. Je jetai un rapide coup d'œil sur la suscription. C'était une écriture masculine inconnue, une grande écriture haute et ferme. J'avais eu l'occasion de voir celle de Michel Dorques. Celle-ci n'était pas la sienne. J'attendis donc très patiemment que Mlle Jeantet se fût éloignée pour déchirer l'enveloppe. Je regardai d'abord la signature : Jacques Mairet. Subitement, la curiosité, et un peu d'angoisse, me saisirent. Il était l'alter ego de Michel. Était-ce pour lui qu'il m'écrivait ?
Et je lus :
Mademoiselle,
Pardonnez-moi d'abord l'initiative que je prends. Vous la trouverez peut-être téméraire et indiscrète, — et vous voyez que je la juge quelque peu ainsi, puisque je m'en excuse en premier lieu. Mais il s'agit de l'honneur et du repos de mon cousin, de mon frère, et de son bonheur éternel.
Je sais ce qui s'est passé dans le jardin ; lui-même me l'a dit hier soir, en m'accompagnant hors de chez lui. Je l'avais d'ailleurs compris auparavant. Et il y avait quelque temps déjà que je me doutais du sentiment qui vous attirait l'un vers l'autre, à votre insu. Je voulais avertir Michel du danger. Les évènements m'ont devancé.
Et j'ai deviné aussi hier, par vos dernières paroles, lorsque vous m'avez quitté, que vous n'aviez pas désespéré de le vaincre. Voilà ce qui m'a décidé à tenter une démarche, dans la confiance où je suis que vous saurez me comprendre.
Ce qui vous a attiré en Michel, c'est la droiture d'âme, la délicatesse de conscience, la parfaite honnêteté du caractère et cette dignité de vie que procure la pratique des vertus chrétiennes. Voilà d'abord ce que vous lui enlèveriez, mademoiselle, si vous parveniez à votre but. Et, de ce fait, vous en feriez le plus malheureux des hommes. Il est de ces êtres qui ne peuvent vivre hors de la voie droite. Tout enfant, la moindre faute le préoccupait, et il n'avait de cesse avant qu'elle fût pardonnée. Il est resté ainsi au cours de sa vie d'adolescent et de jeune homme. Si jamais vous réussissiez à le faire sortir du devoir, son existence serait empoisonnée par le remords ; vous verriez souffrir sans trêve près de vous celui que vous avez cependant le désir de rendre heureux, très heureux. Ayez pitié de lui, puisque vous l'aimez.
Je vous parle ainsi parce que je vous sais une âme loyale et bonne, restée droite et pure en dépit de l'éducation que vous avez reçue, des exemples qui vous ont entourée. Épargnez l'âme de mon ami, ne faites pas le malheur de toute une famille. Pensez à ces enfants que vous aimez, et à qui vous voulez ravir leur foyer, leur honneur. Ne songez plus à prendre la place de la mère qui revient, repentante, et dites-vous bien que toutes les souffrances endurées jusqu'ici par la faute d'Alice Bienne ne seraient rien près de celles que réserverait à Michel l'amour de Solange Dorvenne.
Je ne puis faire appel qu'à votre honnêteté naturelle et à une délicatesse que j'ai cru discerner en vous. Vous n'êtes pas chrétienne, hélas ! et c'est pourquoi vous ne comprenez pas Michel, tel qu'il est dans sa conscience de croyant. Acceptez de ne plus le revoir, pour son bonheur, pour le vôtre !
Et pardon encore d'avoir osé vous écrire ceci.
Permettez-moi de me dire votre très dévoué serviteur.
Jacques MAIRET
Je restai un long moment immobile, les yeux fixés sur cette lettre. Une émotion violente m'étreignait. Oui, j'étais émue, jusqu'au fond de l'âme, de cette démarche faite par le dévouement fraternel. Mais ce ne fut qu'un éclair. Cette pensée surgit, triomphante, dans mon esprit :
— Il me trouve donc bien à craindre pour demander cela ?
Oh ! non ! non ! je ne renoncerais pas à Michel ! Je saurais le rendre heureux, malgré tout ! Près de moi, il oublierait sa religion, sa famille elle-même, si elle le laissait de côté. Nous serions tout l'un pour l'autre. Non, monsieur Mairet, non, il ne souffrirait pas ! L'amour de Solange Dorvenne serait plus puissant que tous ses remords.
Je me répétais cela toute la journée, et les jours suivants, pour m'exalter, pour noyer les pensées contraires qui me venaient à l'esprit. Car la lettre de Jacques Mairet avait fait une profonde impression sur moi. Je connaissais assez Mr Dorques pour me rendre compte que son cousin disait vrai, quant à sa nature et à la force de ses convictions, — qu'il disait vrai encore en m'assurant que je ferais son malheur, si jamais je réussissais à vaincre sa résistance. Je savais aussi, d'avance, que si cette âme faiblissait un moment, elle se reprendrait très vite, avec cette énergie qui m'avait toujours frappée chez Michel Dorques. Mais je me cramponnais quand même à ma résolution. N'eussé-je que quelques jours de bonheur, qu'une heure, qu'un instant, — je le voulais, puisque je n'en avais pas d'autre à espérer.
*
**
Le dimanche suivant, je me rendis comme de coutume à l'Abbaye-Blanche. Par Alexine, qui avait été demander des nouvelles, je savais que l'enfant allait mieux depuis l'instant où il avait revu sa mère. Marie m'accueillit sur le seuil de la salle et me dit :
— Tout le monde est près de Jean. Venez, chère mademoiselle.
Je la suivis, le cœur battant à la pensée de « la » voir installée là, celle qu'il eût dû chasser sans pitié, — celle que je haïssais.
Oui, elle était assise près du lit de l'enfant en penchant vers le petit malade sa tête aux vaporeux cheveux blonds. Et « lui » était là, en face d'elle, tenant Line sur ses genoux. Quand il m'aperçut, je crus voir un tressaillement sur son visage. Mais sa voix était très calme, sa physionomie très paisible tandis qu'il nous présentait l'une à l'autre...
— Ma femme... Mlle Dorvenne, dont vous avez entendu parler, Alice.
La jeune femme, avec un mot aimable, me tendit une très petite main que je pris du bout des doigts. Son visage, fatigué et pâli, avait dû être très frais, et, sinon absolument joli, du moins gracieux et attirant. Les yeux avaient une vivacité très grande, mais il gardaient une expression de tristesse, et je remarquai à plusieurs reprises, pendant le peu de temps que je restai là, l'humble douceur qui s'y répandait quand ils regardaient Michel.
Son visage, à lui aussi, portait aujourd'hui des traces de fatigue morale. Sans doute il luttait pour accomplir ce qu'il appelait son devoir. Il souffrait de la présence de cette jeune femme, de l'effort qu'il devait faire sur lui-même pour réprimer les sentiments qu'elle lui inspirait.
Mais rien n'en transparaissait sous sa calme politesse. Il lui parlait de façon très naturelle, et ceux qui n'eussent pas été au courant n'auraient rien soupçonné d'anormal entre ces deux époux, un peu froids seulement à l'égard l'un de l'autre, voilà tout.
Mais moi, je savais ce qui existait sous cette tranquillité, — chez lui du moins. Et j'en souffrais pour lui, j'en souffrais de tout mon cœur.
Oh ! ce pauvre cœur, comme il eût voulu s'élancer vers le sien, lui crier : « Venez, laissez-la, celle qui ne vous a pas aimé et pour qui vous vous imposez ce martyre inutile ! Venez, nous serons heureux ! ».
Cependant, quelle charmante vision familiale c'était là ! Près du lit de l'enfant malade, ce jeune père robuste, avec sa jolie petite fille sur ses genoux, cette jeune femme gracieuse, caressant tendrement la joue de Jean. Un peu plus loin, l'aïeule, la tante. Tout le foyer était là. Et j'y étais l'étrangère.
J'y étais aussi le danger, le germe de désunion et de malheur.
Subitement, ma loyauté native l'emportait sur l'aveuglement de la passion. Devant cette famille reconstituée, j'avais tout à coup conscience du mal que je ferais, du trouble et de la douleur que je jetterais au milieu d'eux, qui m'avaient accueillie en amie. Et devant lui, si fort, si courageux, si digne dans sa situation pénible, je me trouvais saisie d'un respect attendri, d'une admiration douloureuse, je sentais un souffle d'héroïsme soulever mon cœur hésitant, qui n'osait plus vouloir.
Je me levai pour partir au bout d'un quart d'heure. C'était tout ce que je pouvais supporter. Devant moi, tous deux se tenaient debout. Alice, un peu petite, arrivait tout juste à l'épaule de son mari. Lui tenait dans ses bras la petite Line. L'enfant pencha sa tête rousse pour donner un baiser à son père. Puis elle tendit ses mains à sa mère.
— Maman, Line voudrait t'embrasser !
Alice prit la petite fille, la serra sur son cœur en couvrant de baisers le visage ravi. Michel les regardait, de cet air pensif et ferme qui lui était habituel. Il se disait peut-être que, grâce à lui, à son courage, à sa dignité de vie, au soin qu'il avait eu de réserver toujours au foyer la place de l'épouse infidèle et de maintenir intact son souvenir dans le cœur de ses enfants, ceux-ci ne connaîtraient pas les torts de leur mère, ils pourraient l'aimer et la respecter toujours. Et elle se réhabiliterait dans l'accomplissement des devoirs un instant abandonnés.
Jacques Mairet avait raison, tout mon amour ne pourrait remplacer dans l'âme croyante, dans l'âme traditionaliste de Michel Dorques, la joie austère, mais très haute et sans remords, du devoir accompli.
Je pris congé d'eux tous sans émotion apparente. À Marie qui me disait « À bientôt ! », je répondis :
— Il est possible que vous ne me voyiez plus très souvent. On m'a décidément fait savoir que nos relations étaient vues d'un mauvais œil.
L'aïeule et la petite-fille se récrièrent. Mais lui ne dit rien. Seulement, comme je le regardais malgré moi à ce moment-là, je vis dans ses yeux une reconnaissance ardente, attendrie, qui me déchira le cœur.
Je partis très vite, fuyant la torture de le voir là, près de « l'autre », emportant le souvenir de ce regard qui me remerciait de sacrifier mon bonheur à la paix de son âme. Je gagnai un petit bois voisin, je me laissai tomber sur l'herbe, et là je pleurai sans contrainte, en songeant que tout était fini, que je venais d'enterrer mon premier, mon seul amour.
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".
Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Notes d'Alexis DORVENNE :
1) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « qui me faisait ma torture et mes délices ! ».
2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Il ne faut pas aimer, ça fait trop mal ! », pour terminer la phrase de la narratrice.
Idem après : « Venez, [...] nous serons heureux ! ».
3) J'ai supprimé le "s" final de "restais" dans : « Je restais un long moment immobile [...] ».
4) La collection "ROMANESQUE" écrit : « au seuil de », et non « sur le seuil de ».
5) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « je sentais son souffle d'héroïsme ».
6) J'ai rajouté une virgule après : « À bientôt ! ».
7) Les deux collections écrivent à tort : « L'aïeule et la petite fille se récrièrent. ». J'ai rajouté le tiret entre "petite" et "fille", car il s'agit de Marie et non de la petite Micheline, bien sûr.
8) Une lectrice attentive m'a fait remarquer (2015) que le texte "Et devant lui, si fort, si courageux, si digne de sa situation pénible" ne convenait pas et que Delly avait dû écrire "Et devant lui, si fort, si courageux, si digne dans sa situation pénible".
Je suis aussi de cet avis et, en conséquence, j'ai corrigé ci-dessus le texte des "Éditions du Dauphin".
J'en profite pour la remercier une nouvelle fois.
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Édition du mardi 15 décembre 2015, à 20h15