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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 22-08-2013 à 10:43:26

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 15-A

 Avril arriva, avec de longs jours de pluie. Pâques tombait tardivement cette année-là. Alexine assista avec Mme Mairet aux offices de la Semaine-Sainte et en revint tout émue, plus fortifiée que jamais dans sa résolution. Je l'y encourageai, heureuse de voir le changement qui s'opérait en elle, la pauvre petite, veuve sans l'être, qui avait trouvé le divin Consolateur.

 — Et toi, ma Solange ? me demanda-t-elle tendrement.

 Je ripostai avec un peu d'âpreté :

 — Moi, je reste l'athée que m'a faite mon père.

 Elle n'insista pas. Mais j'ai su plus tard qu'elle avait depuis lors beaucoup prié pour moi.

 Vers la fin des vacances de Pâques, un matin, en parcourant le journal, mes yeux tombèrent sur les nouvelles d'une grève qui avait lieu en ce moment dans un petit village de Seine-et-Oise. La veille déjà, elle avait pris des proportions fort graves, par suite de l'arrivée d'un contingent de meneurs. Aujourd'hui, les choses tournaient tout à fait au tragique. La troupe avait dû en venir aux mains avec les grévistes. Plusieurs étaient blessés grièvement. Et, parmi ceux-là, je vis le nom de mon frère, avec la mention : « Atteint mortellement. ».

 Ce fut un coup pour Alexine et pour moi, car nous l'aimions toujours, le malheureux. Je décidai de partir immédiatement, pour tâcher de le revoir encore vivant. Je pris le train une heure plus tard, mais je n'arrivai au but que dans l'après-midi, car j'avais dû traverser Paris pour prendre une autre gare. On m'indiqua la mairie comme le lieu où avaient été déposés les blessés. Le village était calme aujourd'hui, mais des traces de barricades se voyaient encore, et des vitres brisées, des portes défoncées, des jardins saccagés. Sur la petite place de l'église, des soldats bivouaquaient. Je n'aperçus tout cela que d'un œil vague. Mon pauvre Adrien seul occupait ma pensée.

 À la porte de la mairie, je fis connaître ma parenté avec le blessé, et on répondit à mon interrogation anxieuse :

 — Il vit encore, mais c'est une question d'instants. Venez vite.

 Je fus introduite dans la salle où, sur des lits de fortune, gisaient quatre blessés. Du premier coup d'œil, je vis mon frère. Ses traits, ravagés par le vice, étaient convulsés, méconnaissables. Je courus à lui, je m'agenouillai en prenant sa main déjà froide.

 — Adrien, c'est moi, Solange !

 Ses paupières se soulevèrent, ses yeux apparurent, empreints d'une angoisse atroce.

 — Ah ! les misérables qui m'ont poussé là !

 Ses doigts pressaient ma main, s'y incrustaient si fort que je retins un cri de douleur.

 — Adrien, je suis là ! Nous t'aimons bien toujours, Alexine et moi !

 Il bégaya :

 — Oui, je sais... Mais vous ne pouvez rien... rien !

 Il prononça ce mot d'un ton de désespoir qui fit courir un frisson dans tout mon corps. Et je ne sais comment une idée folle, incroyable, me traversa l'esprit, devant cet être qui s'en allait terrifié, dans la nuit sombre de son incroyance, couvert de la boue de ses vices. En un élan de toute mon âme, je demandai :

 — Veux-tu voir un prêtre ?

 Il eut une sorte de sursaut, en me regardant comme il eût pu le faire si une folle s'était adressée à lui. Il essaya de parler, mais sa langue venait de se paralyser. Quelques instants plus tard, le dernier soupir s'échappait de ses lèvres. Il mourut ainsi, mon pauvre frère, sans autre consolation que mon affection impuissante, en gardant jusqu'à la fin dans son regard cette expression d'angoisse désespérée que j'avais déjà vue chez mon père et ma mère à l'heure de leur mort.

 Les funérailles eurent lieu le surlendemain. J'attendis jusque-là pour y assister. Le pauvre cadavre servit à une dernière manifestation. On couvrit le cercueil du drapeau rouge, les grévistes l'escortèrent jusqu'au cimetière, où deux discours haineux furent prononcés. Après quoi, tous partirent, et je demeurai seule près de la fosse béante, au fond de laquelle gisait le cercueil.

 Comme le vide de ces doctrines naguère adoptées par moi m'apparaissait clairement aujourd'hui, avec toutes ses conséquences atroces ! Qu'est-ce que cette soi-disant émancipation de l'esprit, qui fait de l'homme une brute, esclave des meneurs, comme Adrien, ou bien un ambitieux avide, sans scrupule, sans morale, comme Augustin Biard, comme tant d'autres ? Et quelle mort leur procure-t-elle, après une vie de jouissances basses qui n'ont jamais pu parvenir à leur donner un instant de bonheur véritable ?

 — Comme ils sont heureux, ceux qui croient à une autre vie ! songeai-je, tandis que je considérais ces planches entre lesquelles reposaient les restes de mon malheureux frère, victime de l'éducation athée et de l'excitation à la révolte.

 Et voici qu'en pensant ainsi j'eus l'impression très vive que moi aussi je croyais à une vie future, à un Dieu rédempteur. Sur la tombe de mon frère, le germe de foi grandit en cette minute de douloureuse méditation, et quand je quittai le cimetière j'étais presque chrétienne de désir.

 Je partis par le premier train. J'avais hâte de me retrouver près d'Alexine, loin de ce lieu où était venu échouer notre frère, comme une malheureuse épave de la morale laïque en faillite. Le trajet me parut mortellement long, et j'eus un mouvement de véritable soulagement en apercevant à un arrêt, trois ou quatre stations avant Bar-les-Chaumes, Mr Mairet qui s'apprêtait à prendre le train.

 En me voyant, il vint vers moi.

 — Mme Alexine nous a appris le malheur... Comme nous vous plaignons, mademoiselle !

 Il serrait avec force la main que je lui avais tendue, en m'enveloppant d'un regard de compassion profonde qui me fit du bien.

 — Montez avec moi, nous causerons un peu jusqu'à Bar-les-Chaumes, lui dis-je.

 Il ne se fit pas prier et vint s'asseoir près de moi. Je lui racontai alors ce qui venait de se passer, puis je lui parlai de notre enfance, de l'éducation que nous avions reçue. Mon frère, à douze ans, disait carrément : « Il n'y a pas besoin de se gêner. Faut faire ce qui amuse. ». Ma sœur et moi étions restées honnêtes cependant, elle parce qu'elle aimait Augustin Biard, moi par une sorte de fierté instinctive et un certain mépris pour le sexe masculin, dont j'avais vu si longtemps autour de moi de tristes échantillons. Mais nous avions aujourd'hui fort bien conscience, elle comme moi, qu'aucun frein n'existait pour nous qui eût pu nous arrêter à ce moment devant l'entraînement d'une passion. Adrien, lui, avait poussé jusqu'au bout la logique de son éducation. Je venais d'en voir les conséquences.

 Jacques Mairet m'écoutait, presque sans parler. Mais je voyais tant de compréhension, tant de grave pitié dans ce regard fixé sur moi ! Michel Dorques et lui étaient les seuls êtres qui m'eussent jusqu'ici inspiré une confiance absolue, probablement parce qu'ils se ressemblaient au moral, sérieux et intensément croyants tous deux, indulgents sans faiblesse pour les misères humaines, énergiques devant le devoir, et si droits, si sincères ! Aussi, très simplement, fis-je part au jeune maître de la Perlière de l'évolution d'âme qui venait de se produire en moi, sur la tombe de mon frère.

 Je fus un peu saisie devant la lueur de joie radieuse qui traversa son regard. Ce fut d'ailleurs très fugitif. Mais une émotion profonde demeura sur cette physionomie rude, qui en fut toute transformée.

 — Que je suis heureux de ce que vous me dites là, mademoiselle ! Nous l'avons tant demandé à Dieu, ma mère et moi !

 Touchée de cette sympathie que je sentais vraie et qui me semblait très douce dans mon malheur, je lui tendis la main qu'il serra de nouveau, comme tout à l'heure, très fortement.

 Le train s'arrêtait à ce moment à la station-halte précédant Bar-les-Chaumes. La portière de notre compartiment fut ouverte par une main vigoureuse, un gros homme endimanché, sa femme et sa fille apparurent. Ils eurent tous un mouvement de surprise, un recul. Puis le père referma la portière en disant très haut :

 — Allons ailleurs !

 Nous avions reconnu des habitants de Bar-les-Chaumes. Tout d'abord, je ne compris pas. Mais en voyant l'indignation qui s'exprimait sur la physionomie de Jacques Mairet, je saisis le motif de cette retraite. Et je devins pourpre de confusion et de colère.

 — Pardon ! C'est ma faute, je n'aurais pas dû monter ici ! s'écria le jeune fermier. Mais quand on a l'habitude d'aller toujours tout droit on ne s'imagine pas que les gens puissent mettre du mal là où il n'y en a pas. Oh ! mademoiselle, quelle sottise est la mienne de n'avoir pas pensé que vous étiez en butte à de misérables calomnies et qu'une prudence excessive s'imposait de ce fait !

 Il était désolé, hors de lui. Je lui déclarai qu'il y avait aussi bien de ma faute que de la sienne, puisque je l'avais invité à monter.

 — Et vous m'avez fait tant de bien par votre sympathie que je ne regrette rien. Quand les gens en auront fini avec leurs racontars stupides, nous le verrons bien.

 Il secoua la tête d'un air peu convaincu. Moi-même, je ne l'étais pas davantage. Ma fierté, la conscience que j'avais d'être irréprochable me rendaient pénible la suspicion imméritée dont j'étais l'objet depuis quelque temps, et à laquelle l'incident d'aujourd'hui allait donner une apparence de raison.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) Comme indiqué en note du chapitre XIV, ce chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

 

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Atteint mortellement. », pour terminer la phrase de la narratrice.

Idem après : « Il n'y a pas besoin de se gêner. Faut faire ce qui amuse. ».

 

3) J'ai supprimé le "s" final de "demeurais" dans : « je demeurais seule près de la fosse béante, au fond de laquelle gisait le cercueil. ».

 

4) J'ai supprimé la virgule après : « Comme le vide de ces doctrines naguère adoptées par moi ». Si on veut la garder, alors il faut en mettre une après "doctrines". 

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h31