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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 23-08-2013 à 13:42:53

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 15-B

 En arrivant à Bar-les-Chaumes, Mr Mairet m'aida à descendre, me serra la main comme de coutume et s'éloigna pour rejoindre sa voiture qui l'attendait, tandis que je prenais la route du village. Nous ne voulions pas avoir l'air de nous cacher, comme des coupables. Mais ce nouvel ennui, joint à la pénible émotion qui l'avait précédé, me fut si sensible que je dus prendre le lit le lendemain avec une forte fièvre. Je restai deux jours couchée, toute brisée d'une lassitude plus morale que physique. Le troisième, je voulus me lever pour faire ma classe. Je trouvai mes élèves moins nombreuses. Je m'informai près de l'une d'elles avec surprise :

 — Et une telle ?... Une telle ?... Sont-elles malades ?

 L'enfant me répondit avec un regard sournois :

 — Oh ! non ! C'est leurs parents qui ont dit qu'ils les enverraient plus en classe tant que c'est vous qui serez là.

J'eus une commotion douloureuse qui me fit monter le sang au visage. Ah ! il avait raison, Dominique Lasalle ! Sa vengeance me poursuivait et m'atteignait au plus sensible de mon être.

 Quand je me retrouvai seule avec ma sœur, je me mis à sangloter. Je me sentais si faible, si lasse depuis quelques jours que mon habituelle force morale fléchissait aujourd'hui.

 — Ma chérie, calme-toi ! me disait tendrement Alexine. Tout finira par s'arranger, on reconnaîtra combien on s'est trompé en te jugeant ainsi.

 Mais je savais bien, moi, que la calomnie continuerait à faire son œuvre. On me déplacerait, on m'enverrait je ne sais où. Là, la haine de Dominique Lasalle me suivrait peut-être encore. J'avais entrevu tant de sombres abîmes dans l'âme de cet homme que j'avais cru d'abord un simple ambitieux, incapables de sentiments un peu violents !

 Le lendemain, dimanche, à l'heure où d'ordinaire elle se trouvait aux vêpres, je vis apparaître Mme Mairet. J'étais seule, ayant envoyé Alexine faire un tour avec les petits. L'excellente femme me prit les mains en disant avec une affectueuse douceur :

 — Allons ! voilà une pauvre enfant qui se tourmente, qui va se rendre malade ! Nous allons causer de cela ensemble, Solange ! Je viens aujourd'hui pour vous seule.

 D'un mouvement instinctif, j'appuyai ma tête contre son épaule et je lui dis alors toute ma souffrance. Ses bras m'entouraient maternellement, son regard si bon me réchauffait l'âme. Quand j'eus fini, elle m'embrassa longuement.

 — Jacques m'avait tout raconté. Pauvre petite si honnête, si droite ! Mais il y a un moyen de tout arranger, si vous voulez.

 Je la regardai d'un air d'interrogation anxieuse. Elle s'assit sur un fauteuil, et je pris place à ses pieds sur un tabouret, tandis qu'elle continuait de cette voix qui rappelait celle de son fils :

 — Je suis ici à l'insu de Jacques. Mon pauvre enfant se trouve dans une indécision terrible : d'un côté, il voudrait vous demander de devenir sa femme, il le voudrait d'autant mieux qu'il vous aime de toute son âme...

 J'eus un brusque mouvement.

 — Lui !... Lui !...

 — Oui, depuis longtemps. Il me l'a confié, comme il me confie tout. Mais il n'osera jamais vous parler de cet amour, à cause de la lettre qu'il vous a écrite au sujet de Michel. Sa délicatesse ne pourrait supporter l'idée que vous voyiez là une manœuvre pour écarter un rival, alors qu'il l'a fait en tout désintéressement, pour épargner à son cousin, à son frère, un terrible malheur, et pour vous éviter, à vous qu'il aime plus que lui-même, la souffrance d'un grand remords.

 Je restais silencieuse. Mes mains, croisées sur la jupe de Mme Mairet, frémissaient un peu. Jacques m'aimait ! Jamais je n'avais imaginé cela.

 — J'ai voulu être l'intermédiaire entre vous deux, continua la mère, dont la voix avait des vibrations émues, un peu tremblantes. Ce serait le bonheur de Jacques et pour vous la tranquillité, la douceur d'une vie entourée d'affection et de respect. Vous n'êtes pas encore chrétienne, mais vous avez dit à mon fils que vous croyiez maintenant...

 — Oui, c'est vrai, je crois et je suis prête à m'instruire, dis-je fermement.

 — Ainsi, le seul obstacle qui pourrait vous séparer de lui a disparu. Votre sœur deviendrait celle de Jacques, vos neveux seraient élevés à la Perlière. Quant à moi, je suis prête à vous adopter comme une fille très chère, parce que j'ai reconnu la beauté de votre âme, la droiture de votre caractère, votre énergie devant le devoir, si dur fût-il.

 Je penchai un peu ma tête sur ses genoux en disant d'une voix frémissante :

 — Si, il y a un obstacle entre lui et moi.

 Ses mains se posèrent sur mes cheveux en un geste de caresse.

 — Je sais à quoi vous faites allusion. Mais de cela c'est avec lui que vous parlerez. Je suis venue simplement vous dire le motif qui empêche Jacques de vous offrir son nom, comme il en a le si ardent désir. Maintenant, je vous demande de m'accompagner à la Perlière pour causer avec lui.

 Je secouai négativement la tête.

 — C'est inutile, je ne veux pas me marier. Mr Jacques est trop bon de songer ainsi à la pauvre créature que je suis. D'autres seront plus dignes de lui que moi, qui n'aurais à lui apporter qu'un cœur désenchanté et un nom sur lequel on s'acharne à jeter de la boue, comme si je ne souffrais pas assez sans cela !

 De nouveau, les larmes glissaient sur mon visage. Mme Mairet se pencha pour prendre ma tête entre ses mains et me regarda avec une tendresse qui me remua le cœur.

 — Jacques a pensé — comme moi, du reste, — qu'il ne pouvait mieux choisir que ce brave cœur courageux, bien connu de lui. Il vous est impossible de lui rendre amour pour amour ; vous avez encore dans le cœur un autre souvenir, il le sait. Mais voyez si vous pouvez lui promettre la fidélité conjugale et une affection raisonnable. Alors mettez sans crainte votre main dans la sienne. Je puis vous assurer que vous serez heureuse et que vous l'aimerez, mon Jacques. Quant à votre résolution de ne pas vous marier, c'est une folie de votre part, mon enfant. C'est aussi, je vous le dis franchement, un peu d'orgueil. Vous vous enfoncez dans votre chagrin, dans votre désillusion, vous vous en repaissez sans vouloir vous élever au-dessus de ces stériles regrets. Vous valez mieux que cela, Solange. Soyez forte, acceptez la main loyale qui s'offre à vous et qui saura vous guider, vous préserver, vous soutenir. Si vous croyez au désintéressement de Jacques, lorsqu'il vous écrivit naguère, venez avec moi à la Perlière.

 — Oui, j'y crois. Et...

 J'hésitai un moment, en abaissant un peu les paupières pour qu'elle ne vît pas dans mes yeux la souffrance qui me serrait le cœur.

 — ... Et Mr Mairet est le seul homme qui m'inspirerait assez de confiance pour me décider au mariage. Mais je ne peux pas... Non, ce ne serait pas bien... Il sait que... que mon cœur a été à un autre et que je souffre encore...

 — Oui, il le sait, c'est pourquoi vous pouvez accepter sa demande, à condition, je le répète, que vous soyez résolue à remplir tous vos devoirs et à éloigner peu à peu de vous ce souvenir trop cher.

 — Cela, je le ferai dès l'instant où je serai engagée à lui. Mais je crois que je dois réfléchir, madame, avant de voir votre fils.

 — Je ne veux pas vous presser, mon enfant. Mais j'aurais préféré pour vous que vos fiançailles fussent annoncées le plus tôt possible à cause de l'incident de l'autre jour.

 — C'est vrai ! murmurai-je. Eh bien ! je vous demande dix minutes, voulez-vous ? Dix minutes pour voir dans ma conscience si je puis honnêtement accepter la demande de Mr Jacques.

 — C'est cela, mon enfant. Je vais aller faire une petite visite chez une vieille amie et je reviendrai.

 Quand je me trouvai seule, j'enfouis mon visage entre mes mains et je m'interrogeai longuement.

 La blessure de mon cœur était toujours vive, mais j'avais fait depuis longtemps le sacrifice de l'amour de Michel, je ne m'étais permis aucune espérance, j'avais toujours évité de le revoir. Aussi ma souffrance se faisait-elle moins âpre, moins douloureuse. Pour Jacques Mairet, j'avais l'estime la plus profonde et une confiance dont je m'étonnais un peu, moi, la sceptique Solange. Je le considérais comme le type de l'honnête homme et comme un cœur très bon, très ferme, délicat aussi, j'en avais la preuve dans le scrupule qui le retenait de demander ma main.

 Toute autre femme eût pu être heureuse près de lui. Mais moi ?

 J'appuyai un instant ma main sur mon cœur qui battait si fort, si fort. Une grande vague de douleur passait sur moi. Je fermai les yeux en murmurant désespérément :

 — Oh ! ce n'est pas possible ! Non, je ne peux pas !

 Je restai un long moment abattue, frissonnante. Comme « son » souvenir me tenait encore, puisque la seule pensée du mariage avec un autre, pourtant sympathique et estimé entre tous, m'inspirait une telle révolte !

 Ce fut d'ailleurs un court moment de défaillance. Presque aussitôt les paroles de Mme Mairet revinrent à mon esprit : « Soyez forte, Solange. ». Oui, je ne devais pas perdre ma vie dans ces regrets inutiles. Jacques Mairet m'offrait le moyen de la rendre bonne et féconde, en me demandant de devenir la gardienne respectée de son foyer. À défaut d'amour, je saurais lui donner une affection fidèle, je m'essayerais à le rendre heureux, de tout mon pouvoir, cet honnête homme dont la noble générosité me touchait profondément, je serais une fille dévouée pour sa mère, je leur montrerais que Solange Dorvenne savait être reconnaissante.

 Quand Mme Mairet revint et qu'elle me demanda : « Venez-vous, mon enfant ? », je répondis d'une voix ferme : « Oui, madame. ».

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) Comme indiqué en note du chapitre XIV, ce chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

 

2) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « Allons ! voilà ma pauvre enfant qui se tourmente » et non : « Allons ! voilà une pauvre enfant qui se tourmente », texte de la collection "ROMANESQUE".

 

3) Dans « alors qu'il l'a fait en tout désintéressement », le pronom impersonnel « l' » ne remplace rien dans la phrase. C'est une licence grammaticale classique qui permet de faire plus simple, lorsque le lecteur comprend bien le fait sous-entendu que ce pronom remplace, ce qui est le cas ici.

 

4) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Soyez forte, Solange. », pour terminer la phrase de la narratrice.

Semblablement, j'ai rajouté une virgule après :  « Venez-vous, mon enfant ? », et un point final après : « Oui, madame. ».

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h34