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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 24-08-2013 à 11:02:36

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 15-C

 Durant le court trajet entre le village et la ferme, nous ne parlâmes pas. Mon cœur était serré par une émotion pénible, et l'incertitude m'agitait encore. En outre, la pensée de cet amour, dont j'étais l'objet, et que je ne pouvais pas rendre, me pénétrait d'une sorte de gêne.

 Jacques était seul dans la grande salle ornée de vieux meubles bien entretenus comme ceux de l'Abbaye-Blanche, mais où j'avais toujours remarqué une note plus élégante. De jolis vases bien choisis, des fleurs l'ornaient, et aussi quelques belles gravures que j'admirais toujours dans les rares visites à la Perlière.

 Le jeune homme se leva vivement à notre entrée et vint vers nous. Sa mère dit simplement :

 — Jacques, j'ai tout dit à Mlle Dorvenne. Maintenant, je te laisse avec elle.

 — Maman ! s'écria-t-il d'un ton de reproche intense.

 — Je le devais, pour vous deux. Ne crains rien, elle ne s'est pas méprise sur toi. À tout à l'heure, mes enfants.

 Elle sortit et nous demeurâmes seuls en face l'un de l'autre. Alors je lui tendis la main.

 — Non, je ne me suis pas méprise un instant sur le motif qui vous a guidé en m'écrivant, monsieur Jacques. Je vous estime trop profondément pour cela.

 — Comme vous êtes bonne ! Comme c'est charmant à vous de me dire cela.

 Il balbutiait presque, cet homme que j'avais toujours vu si maître de lui, en me serrant la main, en m'enveloppant d'un regard de reconnaissance attendrie. Et, avec une sorte de timidité, il interrogea :

 — Que vous a dit ma mère ?

 — Elle m'a demandé ma main pour vous.

 — Et... vous me la donnez ?

 Son regard exprimait une angoisse inexprimable. Et j'y lus aussi tant d'amour que je reculai instinctivement, bouleversée jusqu'au fond de l'âme, n'osant plus offrir ce que je pouvais seulement lui donner.

 J'avais déjà eu l'occasion de remarquer que le jeune maître de la Perlière possédait une rare faculté d'observation. Je m'aperçus aussitôt qu'il avait deviné ma pensée, en l'entendant dire d'une voix dont il s'efforçait de dissimuler les vibrations frémissantes :

 — Je sais d'avance tout ce que vous allez m'objecter, Solange. Mais je vous prends telle que vous êtes, confiant que je suis en votre loyauté. Je vous aime de toutes les forces d'un cœur qui n'a encore jamais connu l'amour, je ne vous demande, en échange, que votre fidélité et la volonté d'oublier le passé. Cela, pouvez-vous me le donner ?

 — Oui, je le puis, avec mon estime, mon affection reconnaissante, avec la promesse de remplir tous mes devoirs à votre égard, à l'égard de votre mère. Mais vous méritez mieux, monsieur Jacques...

 Il m'interrompit d'un geste vif.

 — C'est vous que j'aime. Et quand vous serez chrétienne, les vertus que j'ai depuis si longtemps reconnues chez vous s'épanouiront merveilleusement. J'ai toujours admiré votre droiture d'âme, Solange. C'est elle qui me donne tant de confiance en vous, car dès l'instant où nous serons engagés l'un à l'autre, c'est mon honneur que vous aurez entre les mains, mon honneur et mon cœur.

 Il me regardait avec une émotion anxieuse, et je sentis trembler un peu la main qui tenait toujours la mienne.

 Mon regard soutint fermement le sien, et je dis gravement, de toute mon âme :

 — J'en resterai la gardienne fidèle, je vous le promets, Jacques, je serai votre femme, et dès ce moment je veux oublier le passé pour ne regarder que vers l'avenir, vers vous.

 Quelle joie s'exprimait sur cette physionomie ! Malgré le secret déchirement de mon cœur, j'en ressentis un contentement attendri. Lui, au moins, serait heureux, cet homme dont j'admirais la noble nature. Oui, je me promettais de tout faire pour son bonheur.

 Il me serrait les mains en murmurant :

 — Merci, merci, Solange !

 Mme Mairet rentra. Sans nous questionner, à la seule vue de son fils, elle connut la réponse. Alors elle m'embrassa avec tendresse en m'appelant sa fille chérie. Et nous nous assîmes tous trois, nous causâmes tranquillement, nous fîmes des projets d'avenir. Je me sentais très calme, très résignée, je souriais sans effort. Jacques ne me quittait guère des yeux, mais son regard avait repris l'expression accoutumée. J'aurais pu croire avoir rêvé cette ardente flamme d'amour qui m'avait troublée tout à l'heure.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Note d'Alexis DORVENNE :

Comme indiqué en note du chapitre XIV, ce chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h36