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Titre du blog : LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)
Auteur : chantdelamisere
Date de création : 28-07-2013
 
posté le 26-08-2013 à 11:12:22

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 15-D

 La nouvelle de nos fiançailles coupa net les ailes aux calomnies. On connaissait trop bien Jacques Mairet et sa mère pour supposer un seul instant qu'ils eussent songé à ce mariage s'ils n'avaient été parfaitement sûrs de mon entière honorabilité. D'autre part, je ne sais comment, Dominique Lasalle s'était dévoilé. Ce fut à mon égard, de la part de ceux qui m'avaient suspectée, une réparation complète. Je ne gardai rancune à personne et continuai paisiblement mes classes. J'avais donné ma démission d'institutrice. Très peu de temps avant la fin de nos fiançailles, qui durèrent deux mois, je fus remplacée. Nous allâmes alors nous installer pour quelques jours chez les parents d'une de mes élèves, qui s'étaient toujours montrés fort bons pour moi. C'est là, de cette maison étrangère, que je devais sortir pour être unie à Jacques Mairet.

 Mon instruction religieuse marchait à grands pas. Je devais être baptisée quelques jours avant notre mariage. Avec le curé de Bar-les-Chaumes, Jacques avait été mon principal initiateur à cette vie spirituelle si longtemps ignorée de moi. Nous avions ensemble de longues et graves conversations à ce sujet, ou bien nous parlions d'Alexine, des enfants, de la façon dont nous les installerions à la Perlière, de l'existence de fermière qui serait désormais la mienne. Mais jamais il ne me disait un mot d'amour. Je compris qu'il agissait ainsi par délicatesse, pour ne pas heurter mon cœur, trop sensible encore, et la reconnaissance émue que m'inspirait déjà son exquise bonté pour moi et les miens s'en accrut, en même temps que l'admiration pour cette nature si élevée au-dessus des mentalités ordinaires.

 À l'Abbaye-Blanche, Michel venait d'être très malade. Sa femme le soigna avec un admirable dévouement, sans vouloir le quitter un instant, bien qu'elle fût exténuée. Jacques, malgré ses occupations pressantes, passa plusieurs nuits près de son cousin.

 Enfin, le danger fut conjuré, la convalescence se passa normalement, la guérison vint très vite. Quinze jours avant la date fixée pour notre mariage, tous les Dorques, invités par Jacques, arrivèrent à la Perlière pour passer la journée avec nous. C'était la première fois que je revoyais Michel. À l'avance, je m'étais inquiétée de cette entrevue inévitable. N'allait-elle pas raviver le sentiment que j'avais refoulé au fond, tout au fond de moi-même, si loin même que je me demandais parfois s'il existait encore ?

 Et lui, Jacques, n'éprouvait-il pas aussi une anxiété à ce sujet ? Rien n'en paraissait sur sa physionomie, mais je le savais très maître de ses impressions. Or, il m'était singulièrement pénible qu'il pût souffrir d'une inquiétude de ce genre.

Nous étions tous dans la grande cour de la ferme lorsque la voiture de l'Abbaye-Blanche vint s'y arrêter. Je me tenais debout près de Jacques et j'appuyais ma main sur son bras. Nous allâmes ensemble au-devant des arrivants. Je fus frappée aussitôt du changement d'Alice, qui, d'un bond souple, descendait la première du break conduit par son mari. Son teint avait pris une extrême fraîcheur, ses yeux brillaient d'un doux éclat. Elle était vraiment charmante dans sa jolie toilette claire, sous l'ombre d'un chapeau simplement auréolé de tulle.

 Je mesurai l'espace parcouru en constatant qu'aucun sentiment de jalousie ne s'éveillait en moi et que je pouvais répondre sincèrement à son affectueuse cordialité.

 Et lui s'avançait à son tour. Un peu maigri, il avait cependant un air d'intime contentement que je ne lui avais jamais connu. Nos regards se rencontrèrent, très calmes l'un et l'autre, à peine un peu troublés un instant par le souvenir. Il prit la main que je lui tendais et la serra fortement en disant avec émotion :

 — Je me réjouis du bonheur de mon cher Jacques. Et vous aurez en lui, mademoiselle Solange, le plus admirable des époux.

 — Je le sais, et j'en suis si fière, si heureuse !

 J'avais prononcé ces mots avec chaleur, en regardant mon fiancé. Je vis un rayonnement soudain sur sa physionomie, et je rencontrai un regard d'ardente reconnaissance qui me pénétra d'un doux contentement.

 Nous entrâmes tous dans la salle pour nous mettre à table. Celle-ci était délicieusement fleurie, Mme Mairet avait sorti le service des grands jours pour ce repas qui me réunissait, pour la première fois depuis nos fiançailles, à la plus proche parenté de Jacques. J'étais assise près de lui, vêtue d'une robe blanche que m'avait faite Alexine et qui m'habillait à merveille, ainsi que je m'en étais convaincue ce matin devant mon miroir, car je devenais un peu coquette depuis quelque temps. Je portais à mon corsage une broche ravissante, offerte ce matin par Jacques, qui ne savait qu'imaginer pour me gâter, m'entourer de délicates prévenances, toujours avec cette discrétion charmante qui me touchait plus que tout. Jamais, depuis que j'étais sa fiancée, je ne m'étais sentie aussi heureuse qu'aujourd'hui.

 Toute gêne avait disparu entre Michel et moi. Nous causâmes beaucoup ensemble au cours du repas. Il voulut que je lui racontasse moi-même la triste fin de mon frère et l'évolution d'âme qui s'était produite alors chez moi. Alice parlait peu, mais elle regardait son mari avec une tendre admiration qui en disait long sur ses sentiments. Lui, peu démonstratif, nous entretint avec chaleur du dévouement de sa femme pendant sa maladie, de la sollicitude dont elle l'entourait encore. Visiblement, l'accord régnait entre eux, et je m'en réjouis le plus sincèrement du monde, ce qui acheva de me rassurer tout à fait sur ma guérison.

 Comme nous nous levions de table, le déjeuner fini, je pris le bras de Jacques.

 — Allons tous deux dans le jardin, voulez-vous ? demandai-je à mi-voix.

 Il me regarda d'un air surpris et ravi, car d'ordinaire je ne provoquais jamais moi-même le tête-à-tête.

 — Si je le veux !

 Nous nous éloignâmes pour gagner le vaste enclos garni de fleurs en profusion et d'arbres superbes. Ce n'était pas le vieux jardin pittoresque de l'Abbaye-Blanche, mais Jacques avait fait de celui-ci quelque chose de charmant, en harmonie avec la maison d'habitation de la Perlière, fleurie de la base au faîte à cette époque de l'année.

 Quand nous fûmes sous l'ombre des grands arbres à peine effleurés par une douce brise tiède, je m'appuyai un peu plus fort sur le bras de Jacques et je lui dis avec un petit mouvement de tête coquet :

 — Tout le monde m'a fait compliment de ma robe. Il n'y a que vous, Jacques... Ne vous plaît-elle pas ?

 Je fus enveloppée d'un regard d'admiration passionnée. Très bas, comme s'il s'excusait, il répondit :

 — Je ne vous fais jamais de compliments parce que je crains de vous déplaire. Mais vous êtes à mes yeux au-dessus de tout. Oui, vous êtes radieusement jolie aujourd'hui, Solange ! Je vous l'aurais déjà dit mille fois si je l'avais osé.

 Oh ! l'âme exquise que celle-là ! Qu'il ferait bon s'appuyer sur un tel amour !

 Ma tête s'inclina un peu sur son épaule, et je murmurai doucement :

 — Jacques, vous ne m'avez pas encore embrassée.

 Je le sentis frémir, hésiter un moment, comme s'il n'osait croire. Puis ses lèvres se posèrent sur mon front, timides encore, l'effleurant à peine.

 — Ma Solange !

 Je levai les yeux vers lui, je le regardai longuement, avec toute la tendresse de mon cœur. Alors il comprit. Ses bras m'entourèrent, m'attirèrent doucement, et cette fois il me donna un vrai baiser de fiancée, bien long, bien tendre, en répétant avec ivresse :

 — Ma Solange ! Ma chérie !

 — Oui, votre Solange, pour toujours, mon cher Jacques.

 Et ce furent là nos véritables fiançailles. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) Comme indiqué en note du chapitre XIV, ce chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

2) J'ai rajouté une virgule après : « D'autre part, je ne sais comment ».

3) La collection "PRESSES POCKET" a oublié la virgule après : « du dévouement de sa femme pendant sa maladie ».

4) La collection "PRESSES POCKET" n'a pas mis de virgule entre « Enfin » et « le danger fut conjuré ». Comme bien souvent, j'ai choisi la version de la collection "ROMANESQUE".

5) Le (court) chapitre XVI sera le dernier du roman.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du lundi 26 août 2013, à 11h12