LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)

Texte intégral du chef-d’œuvre de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE

posté le 22-08-2013 à 10:43:26

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 15-A

 Avril arriva, avec de longs jours de pluie. Pâques tombait tardivement cette année-là. Alexine assista avec Mme Mairet aux offices de la Semaine-Sainte et en revint tout émue, plus fortifiée que jamais dans sa résolution. Je l'y encourageai, heureuse de voir le changement qui s'opérait en elle, la pauvre petite, veuve sans l'être, qui avait trouvé le divin Consolateur.

 — Et toi, ma Solange ? me demanda-t-elle tendrement.

 Je ripostai avec un peu d'âpreté :

 — Moi, je reste l'athée que m'a faite mon père.

 Elle n'insista pas. Mais j'ai su plus tard qu'elle avait depuis lors beaucoup prié pour moi.

 Vers la fin des vacances de Pâques, un matin, en parcourant le journal, mes yeux tombèrent sur les nouvelles d'une grève qui avait lieu en ce moment dans un petit village de Seine-et-Oise. La veille déjà, elle avait pris des proportions fort graves, par suite de l'arrivée d'un contingent de meneurs. Aujourd'hui, les choses tournaient tout à fait au tragique. La troupe avait dû en venir aux mains avec les grévistes. Plusieurs étaient blessés grièvement. Et, parmi ceux-là, je vis le nom de mon frère, avec la mention : « Atteint mortellement. ».

 Ce fut un coup pour Alexine et pour moi, car nous l'aimions toujours, le malheureux. Je décidai de partir immédiatement, pour tâcher de le revoir encore vivant. Je pris le train une heure plus tard, mais je n'arrivai au but que dans l'après-midi, car j'avais dû traverser Paris pour prendre une autre gare. On m'indiqua la mairie comme le lieu où avaient été déposés les blessés. Le village était calme aujourd'hui, mais des traces de barricades se voyaient encore, et des vitres brisées, des portes défoncées, des jardins saccagés. Sur la petite place de l'église, des soldats bivouaquaient. Je n'aperçus tout cela que d'un œil vague. Mon pauvre Adrien seul occupait ma pensée.

 À la porte de la mairie, je fis connaître ma parenté avec le blessé, et on répondit à mon interrogation anxieuse :

 — Il vit encore, mais c'est une question d'instants. Venez vite.

 Je fus introduite dans la salle où, sur des lits de fortune, gisaient quatre blessés. Du premier coup d'œil, je vis mon frère. Ses traits, ravagés par le vice, étaient convulsés, méconnaissables. Je courus à lui, je m'agenouillai en prenant sa main déjà froide.

 — Adrien, c'est moi, Solange !

 Ses paupières se soulevèrent, ses yeux apparurent, empreints d'une angoisse atroce.

 — Ah ! les misérables qui m'ont poussé là !

 Ses doigts pressaient ma main, s'y incrustaient si fort que je retins un cri de douleur.

 — Adrien, je suis là ! Nous t'aimons bien toujours, Alexine et moi !

 Il bégaya :

 — Oui, je sais... Mais vous ne pouvez rien... rien !

 Il prononça ce mot d'un ton de désespoir qui fit courir un frisson dans tout mon corps. Et je ne sais comment une idée folle, incroyable, me traversa l'esprit, devant cet être qui s'en allait terrifié, dans la nuit sombre de son incroyance, couvert de la boue de ses vices. En un élan de toute mon âme, je demandai :

 — Veux-tu voir un prêtre ?

 Il eut une sorte de sursaut, en me regardant comme il eût pu le faire si une folle s'était adressée à lui. Il essaya de parler, mais sa langue venait de se paralyser. Quelques instants plus tard, le dernier soupir s'échappait de ses lèvres. Il mourut ainsi, mon pauvre frère, sans autre consolation que mon affection impuissante, en gardant jusqu'à la fin dans son regard cette expression d'angoisse désespérée que j'avais déjà vue chez mon père et ma mère à l'heure de leur mort.

 Les funérailles eurent lieu le surlendemain. J'attendis jusque-là pour y assister. Le pauvre cadavre servit à une dernière manifestation. On couvrit le cercueil du drapeau rouge, les grévistes l'escortèrent jusqu'au cimetière, où deux discours haineux furent prononcés. Après quoi, tous partirent, et je demeurai seule près de la fosse béante, au fond de laquelle gisait le cercueil.

 Comme le vide de ces doctrines naguère adoptées par moi m'apparaissait clairement aujourd'hui, avec toutes ses conséquences atroces ! Qu'est-ce que cette soi-disant émancipation de l'esprit, qui fait de l'homme une brute, esclave des meneurs, comme Adrien, ou bien un ambitieux avide, sans scrupule, sans morale, comme Augustin Biard, comme tant d'autres ? Et quelle mort leur procure-t-elle, après une vie de jouissances basses qui n'ont jamais pu parvenir à leur donner un instant de bonheur véritable ?

 — Comme ils sont heureux, ceux qui croient à une autre vie ! songeai-je, tandis que je considérais ces planches entre lesquelles reposaient les restes de mon malheureux frère, victime de l'éducation athée et de l'excitation à la révolte.

 Et voici qu'en pensant ainsi j'eus l'impression très vive que moi aussi je croyais à une vie future, à un Dieu rédempteur. Sur la tombe de mon frère, le germe de foi grandit en cette minute de douloureuse méditation, et quand je quittai le cimetière j'étais presque chrétienne de désir.

 Je partis par le premier train. J'avais hâte de me retrouver près d'Alexine, loin de ce lieu où était venu échouer notre frère, comme une malheureuse épave de la morale laïque en faillite. Le trajet me parut mortellement long, et j'eus un mouvement de véritable soulagement en apercevant à un arrêt, trois ou quatre stations avant Bar-les-Chaumes, Mr Mairet qui s'apprêtait à prendre le train.

 En me voyant, il vint vers moi.

 — Mme Alexine nous a appris le malheur... Comme nous vous plaignons, mademoiselle !

 Il serrait avec force la main que je lui avais tendue, en m'enveloppant d'un regard de compassion profonde qui me fit du bien.

 — Montez avec moi, nous causerons un peu jusqu'à Bar-les-Chaumes, lui dis-je.

 Il ne se fit pas prier et vint s'asseoir près de moi. Je lui racontai alors ce qui venait de se passer, puis je lui parlai de notre enfance, de l'éducation que nous avions reçue. Mon frère, à douze ans, disait carrément : « Il n'y a pas besoin de se gêner. Faut faire ce qui amuse. ». Ma sœur et moi étions restées honnêtes cependant, elle parce qu'elle aimait Augustin Biard, moi par une sorte de fierté instinctive et un certain mépris pour le sexe masculin, dont j'avais vu si longtemps autour de moi de tristes échantillons. Mais nous avions aujourd'hui fort bien conscience, elle comme moi, qu'aucun frein n'existait pour nous qui eût pu nous arrêter à ce moment devant l'entraînement d'une passion. Adrien, lui, avait poussé jusqu'au bout la logique de son éducation. Je venais d'en voir les conséquences.

 Jacques Mairet m'écoutait, presque sans parler. Mais je voyais tant de compréhension, tant de grave pitié dans ce regard fixé sur moi ! Michel Dorques et lui étaient les seuls êtres qui m'eussent jusqu'ici inspiré une confiance absolue, probablement parce qu'ils se ressemblaient au moral, sérieux et intensément croyants tous deux, indulgents sans faiblesse pour les misères humaines, énergiques devant le devoir, et si droits, si sincères ! Aussi, très simplement, fis-je part au jeune maître de la Perlière de l'évolution d'âme qui venait de se produire en moi, sur la tombe de mon frère.

 Je fus un peu saisie devant la lueur de joie radieuse qui traversa son regard. Ce fut d'ailleurs très fugitif. Mais une émotion profonde demeura sur cette physionomie rude, qui en fut toute transformée.

 — Que je suis heureux de ce que vous me dites là, mademoiselle ! Nous l'avons tant demandé à Dieu, ma mère et moi !

 Touchée de cette sympathie que je sentais vraie et qui me semblait très douce dans mon malheur, je lui tendis la main qu'il serra de nouveau, comme tout à l'heure, très fortement.

 Le train s'arrêtait à ce moment à la station-halte précédant Bar-les-Chaumes. La portière de notre compartiment fut ouverte par une main vigoureuse, un gros homme endimanché, sa femme et sa fille apparurent. Ils eurent tous un mouvement de surprise, un recul. Puis le père referma la portière en disant très haut :

 — Allons ailleurs !

 Nous avions reconnu des habitants de Bar-les-Chaumes. Tout d'abord, je ne compris pas. Mais en voyant l'indignation qui s'exprimait sur la physionomie de Jacques Mairet, je saisis le motif de cette retraite. Et je devins pourpre de confusion et de colère.

 — Pardon ! C'est ma faute, je n'aurais pas dû monter ici ! s'écria le jeune fermier. Mais quand on a l'habitude d'aller toujours tout droit on ne s'imagine pas que les gens puissent mettre du mal là où il n'y en a pas. Oh ! mademoiselle, quelle sottise est la mienne de n'avoir pas pensé que vous étiez en butte à de misérables calomnies et qu'une prudence excessive s'imposait de ce fait !

 Il était désolé, hors de lui. Je lui déclarai qu'il y avait aussi bien de ma faute que de la sienne, puisque je l'avais invité à monter.

 — Et vous m'avez fait tant de bien par votre sympathie que je ne regrette rien. Quand les gens en auront fini avec leurs racontars stupides, nous le verrons bien.

 Il secoua la tête d'un air peu convaincu. Moi-même, je ne l'étais pas davantage. Ma fierté, la conscience que j'avais d'être irréprochable me rendaient pénible la suspicion imméritée dont j'étais l'objet depuis quelque temps, et à laquelle l'incident d'aujourd'hui allait donner une apparence de raison.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) Comme indiqué en note du chapitre XIV, ce chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

 

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Atteint mortellement. », pour terminer la phrase de la narratrice.

Idem après : « Il n'y a pas besoin de se gêner. Faut faire ce qui amuse. ».

 

3) J'ai supprimé le "s" final de "demeurais" dans : « je demeurais seule près de la fosse béante, au fond de laquelle gisait le cercueil. ».

 

4) J'ai supprimé la virgule après : « Comme le vide de ces doctrines naguère adoptées par moi ». Si on veut la garder, alors il faut en mettre une après "doctrines". 

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h31

 

 

 

 

 


 
 
posté le 21-08-2013 à 15:45:46

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 14

 Le prétexte donné à mes amis de la ferme pour espacer mes rapports avec eux se trouva vrai quelques jours plus tard. On me prévint que ces relations étaient en passe de me faire le plus grand tort. Je répondis par une demande de changement pour le village voisin de Bar-les-Chaumes dont l'institutrice venait de mourir. Ce poste était moins important que celui de Sillery, Bar-les-Chaumes n'étant qu'un assez petit village. Mais je voulais m'éloigner de l'Abbaye-Blanche, ne plus risquer de rencontrer à tout instant Michel Dorques ou la jeune femme. D'autre part, l'air de ce pays étant très favorable à Alexine et aux petits, je préférai ne pas m'en éloigner. Voilà pourquoi je demandai Bar-les-Chaumes.

 On me l'accorda sans difficulté. Avant de commencer notre petit déménagement, nous allâmes, Alexine et moi, faire nos adieux à l'Abbaye-Blanche. J'avais choisi le moment où d'ordinaire Mr Dorques ne s'y trouvait pas. De fait, l'aïeule nous apprit qu'il était aux champs, et que sa femme venait de partir avec Jean pour le rejoindre.

 Elle disait cela d'un air réjoui, la bonne vieille dame, et Marie souriait, toute heureuse aussi !

 — Alors, cela va bien de ce côté ? demanda Alexine qui s'intéressait profondément, la pauvre amie, à ce ménage reconstitué.

 — Aussi bien que possible. Elle fait de son mieux pour réparer ; elle se montre on ne peut plus soumise et douce, sans rien de la frivolité, des caprices d'autrefois. Lui est très bon à son égard. Il m'a dit l'autre jour : « Comment ne serais-je pas miséricordieux pour elle, qui a été si gâtée, si mal élevée, dans ces principes de religion superficiels, alors que je connais des cœurs d'hommes qui se croyaient très affermis, qui possédaient de solides convictions, et qui ont pu, à l'heure de la tentation, mesurer toute leur faiblesse ! ».

 Pauvre grand-mère ! Elle ne se doutait pas qu'elle l'avait devant elle, celle qui avait été la tentation de Michel Dorques ! Elle ne savait pas quelle souffrance elle infligeait au cœur palpitant que Solange Dorvenne avait brisé pour leur tranquillité à tous !

 Nous étions là depuis cinq minutes lorsque Jacques Mairet apparut. Nous eûmes tous deux un moment de pénible embarras, car je ne l'avais pas revu depuis sa lettre. Mais Marie Dorques s'écriait :

 — Mlle Dorvenne va être ta voisine, Jacques ! Elle est nommée à Bar-les-Chaumes, — à notre grand chagrin !

 — À Bar-les-Chaumes ? dit-il avec surprise. Mais c'est une disgrâce !

 Je répondis affirmativement. C'était la version donnée par moi, car on n'eût pas compris que j'eusse demandé ce changement.

 Nous parlâmes alors de l'endroit que j'allais habiter. La Perlière, la ferme de Mr Mairet, se trouvait tout près de là. Il y vivait avec sa mère. Je connaissais celle-ci pour l'avoir vue trois fois à l'Abbaye-Blanche. Elle avait, comme son fils, le visage un peu rude, mais les yeux étaient très doux, et elle m'avait témoigné la plus cordiale bonté.

 — Ma chère mère serait bien heureuse de vous voir souvent toutes deux, dit Mr Mairet. Mais, malheureusement, la Perlière sera frappée du même ostracisme que l'Abbaye-Blanche. Je suis coté comme un réactionnaire d'aussi belle eau que mon cousin Michel, et ma mère s'occupe de toutes les œuvres de notre paroisse.

 Je répondis que j'irais faire quelques visites à Mme Mairet, mais qu'en effet nos rapports ne pourraient être fréquents. Au fond, je ne désirais pas qu'il en fût autrement. Je n'aspirais qu'à la solitude, le monde tout entier me devenait odieux depuis que Michel était mort pour moi.

 Cependant, je ressentis un profond chagrin en disant adieu à mes bonnes amies. Elles pleuraient, se reprochant, les pauvres ! d'être cause de ma disgrâce.

 — Mais Bar-les-Chaumes n'est pas si loin ! disait Marie. Jacques pourra vous amener souvent toutes deux dans sa voiture, avec les petits.

 Jacques disait oui. Mais je savais qu'il ne proposerait jamais à Solange Dorvenne de revenir à l'Abbaye-Blanche.

 Marie et lui nous reconduisirent jusqu'à la route. À un moment, il se trouva seul près de moi, derrière Mlle Dorques et ma sœur. Alors il me prit la main en disant ce seul mot : « Merci ! ».

 Et en levant vers lui mes yeux encore pleins de larmes, je rencontrai un regard de reconnaissance émue, admirative, qui me rappela celui de Michel.

 Je retirai ma main en murmurant âprement :

 — C'est ma vie que vous m'avez fait sacrifier là !

 Il dit très bas, d'un ton dont l'ardente ferveur fit tressaillir en moi une fibre secrète :

 — Je prie Dieu qu'Il vous donne la vie qui ne passe pas, et qu'Il soit la consolation de votre âme courageuse !

*

**

 Le départ de Sillery fut très pénible pour Alexine et pour moi. Nous y avions acquis de nombreuses sympathies, nous étions accoutumées aux gens et aux choses. La bonne Mlle Jeantet me regrettait de toutes ses forces. Mais elle ne me fit aucune réflexion au sujet de ma demande de changement, ce qui me donna à penser qu'elle en soupçonnait la véritable raison — à moins qu'elle n'eût été éclairée à ce sujet par son cousin.

 Je vis ce dernier le jour de mon départ, au moment où, toute prête, j'allais quitter la maison d'école. En attendant que Mlle Jeantet eût fini sa classe, je me trouvais dans la salle à manger, le front appuyé à la vitre d'une fenêtre. Je tressaillis en entendant sa voix froide qui disait :

 — Je viens vous saluer avant votre départ, mademoiselle Dorvenne.

 Je me détournai à demi, sans lui tendre la main, en l'enveloppant de mon regard le plus hautain.

 — Je regrette que vous vous soyez dérangé. Cela n'en valait pas la peine.

 — Je suis d'un tout autre avis. Je ne vous garde pas rancune de votre refus, mademoiselle Solange, et vous trouverez toujours en moi le plus dévoué de vos admirateurs. Voilà ce que je voulais vous dire avant que vous nous quittiez.

 — Vous êtes trop bon ! Quand j'en aurai assez de Bar-les-Chaumes, je vous le ferai savoir, afin que vous puissiez encore dénoncer mes attaches réactionnaires à qui de droit.

 Il blêmit, une fureur s'alluma dans ses yeux. Je vis que j'avais touché juste et que je ne m'étais pas trompée en soupçonnant en lui l'auteur de la dénonciation qui avait amené pour moi un avertissement et un blâme.

 Il essaya de nier pourtant.

 — Je ne sais ce que vous voulez dire ! Que signifient ces insinuations ?

 — Je suis fixée là-dessus, monsieur Lasalle. Il est inutile de chercher à me tromper. Vous n'êtes qu'un lâche délateur, et je vous méprise de toute mon âme.

 Son visage se convulsa sous l'empire d'une colère folle ; je vis ses poings se crisper, et un instant, je crus qu'il allait s'élancer sur moi. Il se raidit par un violent effort et dit d'une voix rauque :

 — Vous vous repentirez de cette parole ! Je vous ai beaucoup aimée, Solange ; vous m'avez repoussé, méprisé ; vous me jetez maintenant l'insulte à la face. Puisque vous n'avez pas voulu de mon amour, peut-être trouverez-vous plus agréable d'être l'objet de ma haine. Je vous préviens loyalement que je suis dès ce jour votre ennemi.

 — Vous l'étiez déjà hier, monsieur ! Bonsoir !

 Je lui tournai le dos et appuyai de nouveau contre la vitre mon front brûlant. J'entendis son pas qui s'éloignait. Je poussai un soupir de soulagement. Ses menaces me laissaient indifférente, je n'y voyais qu'une bravade de prétendant dédaigné, d'homme souffleté dans son amour-propre. Et puis, tout m'importait si peu maintenant !

 Notre installation à Bar-les-Chaumes se fit très vite. La maison d'école était neuve et gentille, le pays agréable, les habitants affables. Mais le nombre de mes élèves m'apparut fort restreint, car l'école libre retenait la majorité des fillettes de l'endroit.

 — C'est vous qui êtes cause de cela ! dis-je à Mr Mairet, en feignant un air de reproche, le jour où nous allâmes rendre visite à la Perlière.

 — Vous m'en voulez ? demanda-t-il en souriant.

 — Pas du tout ! vous faites votre devoir.

 Là-dessus, nous glissâmes sur la question religieuse. Mes bonnes dispositions d'antan, alors que j'admirais la haute morale de l'Évangile et les fortes convictions chrétiennes de Michel Dorques, s'étaient évanouies depuis que je m'étais heurtée à l'inflexible non licet catholique. J'avais rencontré l'écueil qui arrête tant d'âmes au seuil de la croyance absolue, pratiquante. La doctrine sublime et tant admirée nous paraît tout à coup odieuse et impossible lorsqu'elle se dresse devant nos passions en disant : « Ceci n'est pas permis. ».

 Je le laissai clairement entendre à Jacques Mairet. Il me répondit avec son air de grave compassion :

 — Je vous plains, mademoiselle ! C'est pourtant là seulement que vous trouveriez la consolation. Mais vous avez l'âme trop droite pour ne pas réfléchir et reconnaître peu à peu toute la beauté de notre morale catholique.

 Je n'y étais aucunement disposée. Un germe de foi avait été déposé en moi par l'exemple de mes amis de l'Abbaye-Blanche, par les lectures et les réflexions que j'avais faites. Mais il me semblait irrémédiablement anéanti sous la tourmente qui avait brisé mon premier rêve d'amour.

 Après cette visite, je m'abstins de retourner à la Perlière. Mais Alexine, sur mes conseils, s'y rendit parfois avec les enfants, sur l'invitation de Mme Mairet. Celle-ci était très sympathique à ma sœur, et je m'aperçus vite que ces relations faisaient à la pauvre chérie autant de bien physique et moral que celles qu'elle avait dû interrompre avec l'Abbaye-Blanche.

 — Quelle belle nature que celle-là ! s'écriait-elle au retour. Quelle bonté ! quel tact ! Et elle me dit des choses si consolantes que je sors moins malheureuse de chez elle.

 C'était à mon tour d'être morne, sans courage. Quelque chose s'était détraqué dans ma nature si bien équilibrée jusque-là. Je faisais mes classes de mon mieux, pourtant, car j'étais consciencieuse. Mais le zèle, le goût d'autrefois pour l'enseignement avait disparu. Cependant, les parents se montraient contents, les enfants m'aimaient. La vie semblait devoir être facile pour nous dans ce gentil pays, au milieu de braves gens.

 Quel souffle inquiétant s'insinuait donc lentement, suscitant un peu de froideur d'abord, puis une défiance qui finissait par me sauter aux yeux ?

 Je le sus un jour par Alexine. En revenant toute bouleversée de la Perlière, elle me dit qu'on répandait sur elle et moi d'abominables calomnies. C'était Mme Mairet qui le lui avait appris, en ajoutant que son fils et elle travaillaient de tout leur pouvoir à les réfuter.

 Après le premier mouvement de stupéfaction, je déclarai sans hésiter :

 — C'est Dominique Lasalle.

 Et je racontai à ma sœur, qui ne comprenait pas, la menace de l'instituteur de Sillery.

 Elle fut d'avis aussi qu'il devait être l'auteur de ces calomnies. Mais, devant la dignité de notre vie, celles-ci semblaient devoir tomber d'elles-mêmes.

 Elles se maintinrent cependant, elles se grossirent d'autres racontars, habilement distillés. Dominique Lasalle était un maître en mensonge et en ruse méchante.

 — Il va vous rendre l'existence intenable, me dit Mme Mairet, un jour qu'elle était venue voir ma sœur.

 L'excellente femme nous témoignait une grande affection et se montrait désolée de la situation qui nous était faite.

 — Venez plus souvent à la ferme, nous dit-elle. On sait bien, ici, que les Mairet n'ouvrent pas leur porte à n'importe qui. C'est un certificat d'honorabilité d'être reçu à la Perlière.

 Je la remerciai avec chaleur ; mais, personnellement, je ne profitai pas de l'invitation. Le jeune fermier de la Perlière était riche. Ne dirait-on pas que je courais après lui, — comme on disait que je l'avais fait pour Michel Dorques ? Mieux valait rester dans ma solitude, en passant tête haute partout.

 Mais je gardai une grande reconnaissance aux Mairet de prendre notre défense, et je songeai avec un sentiment de fierté que, lui, Jacques Mairet, avait une profonde estime pour moi, ainsi que je l'avais compris à sa manière d'être à mon égard dans toutes les occasions où nous nous étions rencontrés.

 Ces occasions étaient rares, puisque j'évitais de me rendre à la ferme. Parfois, au cours des promenades que je faisais dans la campagne avec Alexine, nous le croisions, revenant de ses cultures ou de ses pâturages. Nous causions quelques instants ; puis, il s'éloignait, et je gardais pendant quelques jours une singulière impression de réconfort d'avoir rencontré ce calme regard où se lisaient tant de bonté et d'intérêt.

 D'eux-mêmes, les Mairet ne parlaient guère de leurs parents de l'Abbaye-Blanche. C'était Alexine qui s'informait d'eux, qui demandait si le ménage marchait bien. À quoi ils répondaient affirmativement, sans s'étendre en détails. Je comprenais, à la façon affectueusement compatissante dont me regardait parfois Mme Mairet, qu'elle n'ignorait pas ce qui s'était passé.

 Alexine, dans une de ses visites à la Perlière, se rencontra avec Mr Dorques, sa femme et sa sœur qui y passaient la journée. Marie vint me voir ; elle se montra charmante comme toujours et me dit que son frère l'avait chargée de me saluer de sa part et que sa belle-sœur se rappelait à mon souvenir.

 — Vous lui avez beaucoup plu, elle vous trouve excessivement sympathique, ajouta-t-elle. Et elle regrette que vous ayez quitté Sillery, car elle aussi aurait eu plaisir à vous voir souvent.

 Je ressentis une impression de pitié un peu ironique. La pauvre ! si elle savait pourquoi j'avais fui l'Abbaye-Blanche !

 Presque malgré moi, une question me vint aux lèvres :

 — Et lui... il ne paraît pas trop malheureux ? 

 — Mais non, pas du tout. Alice est bien changée, d'ailleurs. Elle se montre une mère parfaite. Elle s'initie à tous les détails du ménage dont elle ne voulait pas entendre parler auparavant. Quant à ses rapports avec Michel, ils semblent moins gênés, moins froids depuis quelque temps. Elle est à son égard d'une soumission absolue. Et ce n'est pas sans mérite chez elle, car elle a une nature un peu indépendante, un peu autoritaire et orgueilleuse. Mais je crois qu'elle veut expier ses torts, en se faisant tout humble et dévouée pour celui qu'elle a offensé.

 Cette visite remua tous les souvenirs si vivaces dans mon cœur toujours meurtri. J'aurais voulu savoir si Michel souffrait encore, lui aussi. Peut-être, si cette jeune femme se transformait ainsi, allait-il l'aimer ? À cette pensée, la jalousie criait farouchement en moi. Mais un sentiment meilleur s'essayait à la chasser. Puisque nous étions inévitablement séparés, lui et moi, ne devais-je pas préférer qu'il se consolât très vite, qu'il s'attachât à elle pour être heureux ?

 Mais ces considérations étaient bien héroïques pour ma faiblesse, et le plus souvent la douloureuse jalousie triomphait.

 Au cours de mes heures de liberté, je m'étais remise à la poésie, qui engourdissait ma pensée. J'ajoutai deux strophes au "Chant de la Misère". C'était encore, toujours, un cri de souffrance, et de souffrance désespérée.

 Mais chose étrange, lorsque je relisais ces vers, les paroles de paix et d'amour, les douces paroles consolatrices de l'Évangile me revenaient à l'esprit, s'y imposaient, y glissaient une clarté et une douceur.

 Alexine, elle, sous l'influence discrète de Mme Mairet, devenait peu à peu chrétienne. Elle parlait de baptême pour elle et ses enfants.

 — Cela te fera encore du tort, par exemple, Solange, me disait-elle.

 — Ne t'occupe pas de moi, fais ce qui te semble le meilleur.

 Je l'enviais, ma pauvre chère sœur, de s'en aller ainsi vers la foi avec un cœur si simple, si confiant. Moi-même, à un moment, je m'étais sentie dans une disposition presque semblable. J'étais heureuse alors. Le vent avait passé, la petite lueur s'était éteinte. Le Dieu de Michel Dorques ne pouvait être celui de Solange Dorvenne.

 Mais à certains moments, aux heures de plus profonde détresse morale, je ressentais comme un regret obscur de cette clarté entrevue.

 Les jours s'écoulaient dans le morne accomplissement de mes devoirs pédagogiques. La calomnie semblait s'être légèrement calmée, sans pourtant disparaître. Nous ne retrouvions plus l'accueil affable des premiers temps. Mais les Mairet nous disaient :

 — Cela reviendra peu à peu. Il faut laisser aux gens le temps de vous bien connaître et de vous apprécier. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly". 

 Mis en ligne durant l'été 2013 par André DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) La collection "PRESSES POCKET" a oublié la virgule dans : « qui a été si gâtée, si mal élevée ».

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Comment ne serais-je pas miséricordieux pour elle [...] et qui ont pu, à l'heure de la tentation, mesurer toute leur faiblesse ! », pour terminer la réplique de Mme Dorques.

Idem après : « Alors il me prit la main en disant ce seul mot : « Merci ! » », pour terminer la phrase de la narratrice.

Idem après : « Ceci n'est pas permis. ».

 

3) La collection "ROMANESQUE" rajoute une virgule avant le tiret, après : « qu'elle en soupçonnait la véritable raison ». Ça ne m'a pas paru indispensable.

 

4) GRAVE ! La collection "PRESSES POCKET" a oublié neuf mots consécutifs dans : « je vis ses poings se crisper, et un instant, je crus qu'il allait s'élancer sur moi. ». Elle écrit en effet : « je vis qu'il allait s'élancer sur moi. ».

 

5) La collection "ROMANESQUE" rajoute une virgule (après "effort") dans : « Il se raidit par un violent effort et dit d'une voix rauque ». Ça ne m'a pas paru indispensable.

 

6) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule dans : « Mieux valait rester dans ma solitude, en passant tête haute partout. ». Ça m'a paru un peu mieux d'en mettre une. 

7) J'ai rajouté une virgule après : « à la façon affectueusement compatissante dont me regardait parfois Mme Mairet ».

 

8) J'ai encore eu un problème avec le passage suivant :

« Alice est bien changée, d'ailleurs. Elle se montre une mère parfaite. Elle s'initie à tous les détails du ménage dont elle ne voulait pas entendre parler auparavant. ».

C'est le texte de la collection "PRESSES POCKET". J'avais été un peu surpris de voir un point après "parfaite" ; un point-virgule m'eût semblé préférable. Mais j'avais laissé, naturellement. Or, la collection "ROMANESQUE" met une virgule à la place du point ! L'ennui, c'est qu'elle garde la majuscule de "Elle" après cette virgule, ce qui est totalement incorrect, bien sûr !

Bref, j'ai laissé le texte de la collection "PRESSES POCKET".

D'une manière générale, le texte de la collection "ROMANESQUE" est beaucoup plus fiable (il manque des mots dans la collection "PRESSES POCKET"), les virgules y sont plus abondantes et souvent justifiées, mais la ponctuation est parfois bizarre : des points absents ou microscopiques, et pouvant être des virgules mal faites, etc., etc.

 

9) La collection "PRESSES POCKET" a oublié le mot "chère" dans : « Je l'enviais, ma pauvre chère sœur ».

10) La collection "PRESSES POCKET" écrit par erreur : « Moi-même, à ce moment, je m'étais sentie dans une disposition presque semblable. ».

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Note spéciale :

Le chapitre XV étant très long, je l'ai divisé en quatre parties, le décomposant en quatre articles sur mon blog : 15-A, 15-B, 15-C et 15-D.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h28

 

 

 

 


 
 
posté le 19-08-2013 à 16:25:59

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 13

 Je gagnai Sillery dans une sorte de rêve ; je répondis machinalement aux questions d'Alexine sur le petit malade. J'avais hâte d'être seule. Quand je fus dans ma chambre, je me laissai tomber sur un fauteuil et pris entre mes mains ma tête brûlante. Où était donc mon cœur insensible d'autrefois ? Comme Alexine avait raison quand elle disait : « Il ne faut pas aimer, ça fait trop mal ! ».

 Oui, cela faisait mal ! Et cependant, je ne l'aurais pas donné pour tout au monde, cet amour qui me broyait, qui faisait ma torture et mes délices !

 D'ailleurs, tout espoir n'était pas mort pour moi. Puisque Michel m'aimait, je n'abandonnerais pas la lutte. Je le vaincrais, ce Dieu pour la loi duquel il me sacrifiait en se sacrifiant lui-même ! Michel Dorques serait à moi, à moi seule.

 Je me sentais une âme farouche, une âme de haine pour tout ce qui me séparait de lui. Cette doctrine évangélique admirée par moi si peu de temps auparavant, je la détestais de toutes les forces de mon être. J'eusse voulu l'anéantir, fouler aux pieds cette religion derrière laquelle se retranchait Michel pour briser nos deux cœurs.

 Quelle nuit je passai ! Quelles pensées de vengeance, quel sourd désespoir, quels appels passionnés vers le bonheur se heurtèrent dans mon esprit enfiévré ! Au matin, j'étais, plus que jamais, résolue à la lutte. Cette femme n'avait plus de droits sur Michel, tandis que moi je possédais son cœur. Je me sentais tout à coup sûre de vaincre.

 Je ne pus faire ma classe, ce matin-là, car une migraine atroce m'était restée à la suite de cette nuit d'insomnie et de souffrance morale. Alexine vint travailler près de mon lit. Je ne lui parlais pas, je fermais les yeux, essayant de ne plus penser pour apaiser ma pauvre tête souffrante.

 Vers onze heures, Mlle Jeantet apparut. Elle apportait une lettre qui venait d'arriver pour moi. Je jetai un rapide coup d'œil sur la suscription. C'était une écriture masculine inconnue, une grande écriture haute et ferme. J'avais eu l'occasion de voir celle de Michel Dorques. Celle-ci n'était pas la sienne. J'attendis donc très patiemment que Mlle Jeantet se fût éloignée pour déchirer l'enveloppe. Je regardai d'abord la signature : Jacques Mairet. Subitement, la curiosité, et un peu d'angoisse, me saisirent. Il était l'alter ego de Michel. Était-ce pour lui qu'il m'écrivait ?

 Et je lus :

 

 Mademoiselle,

 

 Pardonnez-moi d'abord l'initiative que je prends. Vous la trouverez peut-être téméraire et indiscrète,  — et vous voyez que je la juge quelque peu ainsi, puisque je m'en excuse en premier lieu. Mais il s'agit de l'honneur et du repos de mon cousin, de mon frère, et de son bonheur éternel.

 Je sais ce qui s'est passé dans le jardin ; lui-même me l'a dit hier soir, en m'accompagnant hors de chez lui. Je l'avais d'ailleurs compris auparavant. Et il y avait quelque temps déjà que je me doutais du sentiment qui vous attirait l'un vers l'autre, à votre insu. Je voulais avertir Michel du danger. Les évènements m'ont devancé.

 Et j'ai deviné aussi hier, par vos dernières paroles, lorsque vous m'avez quitté, que vous n'aviez pas désespéré de le vaincre. Voilà ce qui m'a décidé à tenter une démarche, dans la confiance où je suis que vous saurez me comprendre.

 Ce qui vous a attiré en Michel, c'est la droiture d'âme, la délicatesse de conscience, la parfaite honnêteté du caractère et cette dignité de vie que procure la pratique des vertus chrétiennes. Voilà d'abord ce que vous lui enlèveriez, mademoiselle, si vous parveniez à votre but. Et, de ce fait, vous en feriez le plus malheureux des hommes. Il est de ces êtres qui ne peuvent vivre hors de la voie droite. Tout enfant, la moindre faute le préoccupait, et il n'avait de cesse avant qu'elle fût pardonnée. Il est resté ainsi au cours de sa vie d'adolescent et de jeune homme. Si jamais vous réussissiez à le faire sortir du devoir, son existence serait empoisonnée par le remords ; vous verriez souffrir sans trêve près de vous celui que vous avez cependant le désir de rendre heureux, très heureux. Ayez pitié de lui, puisque vous l'aimez.

 Je vous parle ainsi parce que je vous sais une âme loyale et bonne, restée droite et pure en dépit de l'éducation que vous avez reçue, des exemples qui vous ont entourée. Épargnez l'âme de mon ami, ne faites pas le malheur de toute une famille. Pensez à ces enfants que vous aimez, et à qui vous voulez ravir leur foyer, leur honneur. Ne songez plus à prendre la place de la mère qui revient, repentante, et dites-vous bien que toutes les souffrances endurées jusqu'ici par la faute d'Alice Bienne ne seraient rien près de celles que réserverait à Michel l'amour de Solange Dorvenne.

 Je ne puis faire appel qu'à votre honnêteté naturelle et à une délicatesse que j'ai cru discerner en vous. Vous n'êtes pas chrétienne, hélas ! et c'est pourquoi vous ne comprenez pas Michel, tel qu'il est dans sa conscience de croyant. Acceptez de ne plus le revoir, pour son bonheur, pour le vôtre !

 Et pardon encore d'avoir osé vous écrire ceci.

 Permettez-moi de me dire votre très dévoué serviteur.

 

 Jacques MAIRET

 

 Je restai un long moment immobile, les yeux fixés sur cette lettre. Une émotion violente m'étreignait. Oui, j'étais émue, jusqu'au fond de l'âme, de cette démarche faite par le dévouement fraternel. Mais ce ne fut qu'un éclair. Cette pensée surgit, triomphante, dans mon esprit :

 — Il me trouve donc bien à craindre pour demander cela ?

 Oh ! non ! non ! je ne renoncerais pas à Michel ! Je saurais le rendre heureux, malgré tout ! Près de moi, il oublierait sa religion, sa famille elle-même, si elle le laissait de côté. Nous serions tout l'un pour l'autre. Non, monsieur Mairet, non, il ne souffrirait pas ! L'amour de Solange Dorvenne serait plus puissant que tous ses remords.

 Je me répétais cela toute la journée, et les jours suivants, pour m'exalter, pour noyer les pensées contraires qui me venaient à l'esprit. Car la lettre de Jacques Mairet avait fait une profonde impression sur moi. Je connaissais assez Mr Dorques pour me rendre compte que son cousin disait vrai, quant à sa nature et à la force de ses convictions, — qu'il disait vrai encore en m'assurant que je ferais son malheur, si jamais je réussissais à vaincre sa résistance. Je savais aussi, d'avance, que si cette âme faiblissait un moment, elle se reprendrait très vite, avec cette énergie qui m'avait toujours frappée chez Michel Dorques. Mais je me cramponnais quand même à ma résolution. N'eussé-je que quelques jours de bonheur, qu'une heure, qu'un instant, — je le voulais, puisque je n'en avais pas d'autre à espérer.

*

**

 Le dimanche suivant, je me rendis comme de coutume à l'Abbaye-Blanche. Par Alexine, qui avait été demander des nouvelles, je savais que l'enfant allait mieux depuis l'instant où il avait revu sa mère. Marie m'accueillit sur le seuil de la salle et me dit :

 — Tout le monde est près de Jean. Venez, chère mademoiselle.

 Je la suivis, le cœur battant à la pensée de « la » voir installée là, celle qu'il eût dû chasser sans pitié, — celle que je haïssais.

 Oui, elle était assise près du lit de l'enfant en penchant vers le petit malade sa tête aux vaporeux cheveux blonds. Et « lui » était là, en face d'elle, tenant Line sur ses genoux. Quand il m'aperçut, je crus voir un tressaillement sur son visage. Mais sa voix était très calme, sa physionomie très paisible tandis qu'il nous présentait l'une à l'autre...

 — Ma femme... Mlle Dorvenne, dont vous avez entendu parler, Alice.

 La jeune femme, avec un mot aimable, me tendit une très petite main que je pris du bout des doigts. Son visage, fatigué et pâli, avait dû être très frais, et, sinon absolument joli, du moins gracieux et attirant. Les yeux avaient une vivacité très grande, mais il gardaient une expression de tristesse, et je remarquai à plusieurs reprises, pendant le peu de temps que je restai là, l'humble douceur qui s'y répandait quand ils regardaient Michel.

 Son visage, à lui aussi, portait aujourd'hui des traces de fatigue morale. Sans doute il luttait pour accomplir ce qu'il appelait son devoir. Il souffrait de la présence de cette jeune femme, de l'effort qu'il devait faire sur lui-même pour réprimer les sentiments qu'elle lui inspirait.

 Mais rien n'en transparaissait sous sa calme politesse. Il lui parlait de façon très naturelle, et ceux qui n'eussent pas été au courant n'auraient rien soupçonné d'anormal entre ces deux époux, un peu froids seulement à l'égard l'un de l'autre, voilà tout.

 Mais moi, je savais ce qui existait sous cette tranquillité, — chez lui du moins. Et j'en souffrais pour lui, j'en souffrais de tout mon cœur.

 Oh ! ce pauvre cœur, comme il eût voulu s'élancer vers le sien, lui crier : « Venez, laissez-la, celle qui ne vous a pas aimé et pour qui vous vous imposez ce martyre inutile ! Venez, nous serons heureux ! ».

 Cependant, quelle charmante vision familiale c'était là ! Près du lit de l'enfant malade, ce jeune père robuste, avec sa jolie petite fille sur ses genoux, cette jeune femme gracieuse, caressant tendrement la joue de Jean. Un peu plus loin, l'aïeule, la tante. Tout le foyer était là. Et j'y étais l'étrangère.

 J'y étais aussi le danger, le germe de désunion et de malheur.

 Subitement, ma loyauté native l'emportait sur l'aveuglement de la passion. Devant cette famille reconstituée, j'avais tout à coup conscience du mal que je ferais, du trouble et de la douleur que je jetterais au milieu d'eux, qui m'avaient accueillie en amie. Et devant lui, si fort, si courageux, si digne dans sa situation pénible, je me trouvais saisie d'un respect attendri, d'une admiration douloureuse, je sentais un souffle d'héroïsme soulever mon cœur hésitant, qui n'osait plus vouloir.

 Je me levai pour partir au bout d'un quart d'heure. C'était tout ce que je pouvais supporter. Devant moi, tous deux se tenaient debout. Alice, un peu petite, arrivait tout juste à l'épaule de son mari. Lui tenait dans ses bras la petite Line. L'enfant pencha sa tête rousse pour donner un baiser à son père. Puis elle tendit ses mains à sa mère.

 — Maman, Line voudrait t'embrasser !

 Alice prit la petite fille, la serra sur son cœur en couvrant de baisers le visage ravi. Michel les regardait, de cet air pensif et ferme qui lui était habituel. Il se disait peut-être que, grâce à lui, à son courage, à sa dignité de vie, au soin qu'il avait eu de réserver toujours au foyer la place de l'épouse infidèle et de maintenir intact son souvenir dans le cœur de ses enfants, ceux-ci ne connaîtraient pas les torts de leur mère, ils pourraient l'aimer et la respecter toujours. Et elle se réhabiliterait dans l'accomplissement des devoirs un instant abandonnés.

 Jacques Mairet avait raison, tout mon amour ne pourrait remplacer dans l'âme croyante, dans l'âme traditionaliste de Michel Dorques, la joie austère, mais très haute et sans remords, du devoir accompli.

 Je pris congé d'eux tous sans émotion apparente. À Marie qui me disait « À bientôt ! », je répondis :

 — Il est possible que vous ne me voyiez plus très souvent. On m'a décidément fait savoir que nos relations étaient vues d'un mauvais œil.

 L'aïeule et la petite-fille se récrièrent. Mais lui ne dit rien. Seulement, comme je le regardais malgré moi à ce moment-là, je vis dans ses yeux une reconnaissance ardente, attendrie, qui me déchira le cœur.

 Je partis très vite, fuyant la torture de le voir là, près de « l'autre », emportant le souvenir de ce regard qui me remerciait de sacrifier mon bonheur à la paix de son âme. Je gagnai un petit bois voisin, je me laissai tomber sur l'herbe, et là je pleurai sans contrainte, en songeant que tout était fini, que je venais d'enterrer mon premier, mon seul amour.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « qui me faisait ma torture et mes délices ! ».

 

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de : « Il ne faut pas aimer, ça fait trop mal ! », pour terminer la phrase de la narratrice.

Idem après : « Venez, [...] nous serons heureux ! ».

 

3) J'ai supprimé le "s" final de "restais" dans : « Je restais un long moment immobile [...] ».

 

4) La collection "ROMANESQUE" écrit : « au seuil de », et non « sur le seuil de ».

 

5) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « je sentais son souffle d'héroïsme ».

 

6) J'ai rajouté une virgule après : « À bientôt ! ».

 

7) Les deux collections écrivent à tort : « L'aïeule et la petite fille se récrièrent. ». J'ai rajouté le tiret entre "petite" et "fille", car il s'agit de Marie et non de la petite Micheline, bien sûr.

 

8) Une lectrice attentive m'a fait remarquer (2015) que le texte "Et devant lui, si fort, si courageux, si digne de sa situation pénible" ne convenait pas et que Delly avait dû écrire "Et devant lui, si fort, si courageux, si digne dans sa situation pénible".

Je suis aussi de cet avis et, en conséquence, j'ai corrigé ci-dessus le texte des "Éditions du Dauphin".

J'en profite pour la remercier une nouvelle fois.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du mardi 15 décembre 2015, à 20h15

 

 

 

 


 
 
posté le 17-08-2013 à 20:32:32

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 12

 Ainsi que je l'avais dit au fermier de l'Abbaye-Blanche, je continuai comme auparavant mes rapports avec les siens. Ma nature n'est pas faite pour plier devant l'arbitraire. Mais surtout il m'aurait été impossible de ne plus « le » voir.

 Car je savais maintenant que je l'aimais. Et rien en moi ne protestait contre ce sentiment. À mes yeux, Michel Dorques était libre. Un scrupule seul retenait noué le lien qui l'unissait à Alice Bienne, un scrupule très honorable, que j'avais naguère qualifié de « très beau », mais qui me paraissait bien léger maintenant, bien illusoire. S'il m'aimait, je saurais l'en persuader, et les préjugés tomberaient très vite, pour laisser place au bonheur.

 S'il m'aimait ? Je n'en doutais presque plus. Son regard s'éclairait si bien lorsque je paraissais ! Et sa physionomie était changée depuis quelque temps. Il me semblait y découvrir plus de vie, avec une sorte d'allégresse concentrée.

 Solange Dorvenne, malgré ses belles assurances d'antan, savait maintenant ce que c'était que l'amour. Et elle trouvait cela très doux. Elle attendait avec un frémissement de joie l'heure où Michel Dorques parlerait, où elle saurait si elle était aimée.

 Maintenant que les classes avaient recommencé, je me rendais tous les dimanches à la ferme. J'y trouvais généralement Jacques Mairet, toujours calme, impénétrable, avec cette animation fugitive qui venait transformer parfois sa physionomie. Il me témoignait une tranquille sympathie, et je voyais souvent ses yeux fixés sur moi avec une expression indéfinissable. J'appréciais fort la netteté de son esprit, ses vues intelligentes, la droiture et la bonté de son caractère. Mr Dorques faisait grand cas de son cousin, auquel l'unissait une amitié fraternelle. 

 — C'est un cœur admirable ! me disait-il. Sa mère et lui, sous une écorce un peu rude, cachent les plus belles vertus.

 Il était toujours un peu question dans nos entretiens. Mais tandis qu'Alexine se laissait doucement gagner, je me raidissais, je reculais devant la lumière entrevue, devant cette croyance qui serait l'ennemie de mon bonheur.

 Car je ne me faisais pas d'illusions à ce sujet. Si Michel m'aimait, il lui faudrait choisir entre sa religion et moi. Qui l'emporterait ? L'amour, certainement ! Je sentais si bien que, moi, je lui aurais tout sacrifié !

 Cependant, mon assurance à ce sujet fléchissait parfois, lorsque je constatais les fortes convictions du jeune fermier, lorsque je voyais l'énergie empreinte sur cette physionomie et la force d'âme dont il faisait preuve dans tous les actes de la vie. M'aimerait-il assez pour oublier tout, pour me donner son cœur tout entier et à jamais ?

 Mes leçons se ressentaient de mes préoccupations, des alternatives de joie et de crainte par lesquelles je passais. Mlle Jeantet m'avait fait une discrète observation à ce sujet, en ajoutant, avec sa bonté habituelle :

 — Vous paraissez un peu fatiguée, mon enfant. Je ne vous trouve pas beaucoup meilleure mine qu'à votre sœur, en ce moment.

 Je ne voyais presque plus Dominique Lasalle. Il venait rarement chez sa cousine, et quand il me rencontrait il me saluait froidement, en échangeant avec moi quelques mots brefs. Ses élèves avaient diminué de moitié depuis l'ouverture d'une école libre. Il montrait un zèle extrême, se signalait par un sectarisme cauteleux, fort habile. Mlle Jeantet disait en secouant la tête : « Il est en bonne voie pour arriver. De l'intelligence, de la ruse, pas de scrupules, avec de la haine plein le cœur... On va loin, muni de tout cela, par le temps qui court. ».

 Vers la fin d'octobre, je vis apparaître chez Alexine notre frère Adrien, dont nous n'avions plus de nouvelles. Il était devenu un être à demi abruti par l'alcool, débraillé, n'ayant plus de bon dans le cœur qu'un certain reste de son ancienne affection pour nous. De grève en grève, il en était arrivé à la misère complète. Nous lui donnâmes quelque argent et il partit en nous promettant de s'amender. Hélas ! nous savions d'avance ce qu'il devait en être dans le milieu où il retournait !

 Peu après cette visite, qui nous laissa une impression pénible, le petit Jean Dorques tomba malade. Au début, l'inquiétude fut légère. Mais bientôt le mot de « danger  » fut prononcé. Et, un après-midi, Alexine, qui avait été savoir des nouvelles, revint toute bouleversée en m'annonçant que Jean était très mal.

 — On a prévenu la mère, ajouta-t-elle.

 — La... mère ? balbutiai-je.

 — Mais oui, le pauvre petit l'appelle dans son délire, et le médecin espère que sa présence sera favorable à l'enfant. Si ce pouvait être en même temps l'occasion d'un rapprochement !

 Il me sembla soudain qu'une main me broyait le cœur. Je demandai, d'une voix qui devait être étrange :

 — Et... lui, il veut bien ?

 — Mr Dorques ? C'est lui qui a décidé de la prévenir. Devant un devoir, il n'est pas homme à hésiter longtemps. C'est très dur pour lui, m'a dit Mlle Marie, mais il l'a fait, comme il acceptera de même qu'elle reprenne sa place chez lui.

 Je murmurai âprement :

 — C'est abominable !

 Elle me regarda avec surprise.

 — Qu'est-ce que tu dis ? C'est très bien, au contraire, c'est la fin d'une situation bien triste...

 — Bien triste ! Crois-tu donc qu'elle ne le sera pas davantage encore pour lui, qui ne l'aime pas, qui ne l'a jamais aimée ? Mais c'est affreux ! C'est impossible ! Je le lui dirai, je lui ferai comprendre qu'il ne peut se condamner ainsi au malheur.

 Ma sœur, visiblement étonnée de mon exaltation, protesta :

 — Tu ne dois pas te mêler de cela, Solange ! Mr Dorques sait ce qu'il doit faire, il a pris tous les conseils nécessaires. Et je trouve sa décision très raisonnable. Il souffrira davantage, c'est vrai, mais les enfants retrouveront leur mère, et le foyer sera reconstitué. Ah ! vois-tu, c'est encore un bonheur, cela, malgré les tristes souvenirs qui pourront subsister entre eux ! Et je connais quelqu'un qui donnerait beaucoup pour l'avoir encore, ce bonheur-là !

 Des larmes remplirent ses yeux et glissèrent sur ses joues pâles.

 — Tu ne peux pas comparer. Tu l'aimes toujours, toi !

 — Mais c'est plus douloureux encore, dans ce cas-là, quand il faut oublier que l'infidèle a marché sans pitié sur ce pauvre cœur.

 — Oui, mais on peut y trouver ensuite une consolation. Tandis que lui, c'est la souffrance pour toujours. J'espère qu'il réfléchira, oui, je l'espère, j'en suis presque sûre !

 Une partie de mon angoisse venait de s'évanouir à la pensée que j'étais certainement aimée, que Michel ne pourrait plus avoir maintenant l'idée de reprendre la vie commune avec Alice Bienne. Il acceptait qu'elle vînt près de l'enfant malade, mais après cela elle partirait, il lui ferait comprendre qu'il n'y avait plus place pour elle à son foyer.

 Je me rassurai ainsi, non sans qu'une inquiétude tenace subsistât au fond de mon cœur. Je ne fermai pas l'œil de la nuit. Comme le lendemain était un jeudi, je me dirigeai dans la matinée vers la ferme, pour savoir des nouvelles du petit malade, pour connaître aussi ce qui se passait au sujet de la mère. Près du lit de Jean se tenait l'aïeule. Marie reposait après avoir veillé son neveu. L'enfant était toujours très mal. Il ne me reconnut pas et étendit les mains comme pour me repousser, en murmurant :

 — Maman !... Je veux maman !

 — J'espère qu'elle va arriver ce matin, me dit la vieille dame. Elle a télégraphié qu'elle prenait le premier train. Jacques, si bon toujours, a été la chercher à la gare. Quelle émotion pour nous, pour mon pauvre Michel surtout ! Mais il le fallait.

 Je dis d'une voix qui me parut à moi-même toute changée :

 — Elle ne restera pas ?

 — Elle restera si elle le veut. Sa place est toujours là.

 — Mr Dorques pourra supporter sa présence, après avoir été abandonné ainsi ?

 — On supporte tout quand c'est le devoir, mon enfant.

 — Vous êtes trop austère, madame ! Je pense que Mr Dorques n'aura pas ce courage. 

 — Plaise à Dieu que oui ! Ce serait la fin d'une situation pénible, pour les enfants surtout.

 Je ne répliquai rien et m'assis quelques instants près du lit, considérant avec chagrin le visage très rouge du pauvre petit. Puis, sur la demande de Mme Dorques, j'emmenai Line faire un tour dans le jardin, car la mignonne était un peu négligée depuis quelques jours.

 Près du petit bras de rivière, je m'arrêtai, et, m'appuyant à un tronc d'arbre, je me mis à considérer vaguement l'eau très verte, très tranquille, vers laquelle se penchaient les arbres aux feuilles jaunies. Le soleil d'automne faisait miroiter l'onde et mettait de longues traînées claires sur l'herbe des berges. Je songeais, les sourcils froncés, les yeux mi-clos, tandis que Line, assise sur une racine d'arbre, jouait avec des chrysanthèmes cueillis au passage.

 Un pas fit crier le gravier derrière moi. Je me détournai. J'eus un cri de joie en jetant le nom qui occupait en ce moment toute ma pensée :

 — Michel !

 Il s'arrêta brusquement. Sur son visage fatigué, soucieux, une joie soudaine s'exprima et, aussitôt après, un effroi.

 Déjà j'étais près de lui. Je lui saisis la main.

 — Ce n'est pas vrai, dites ?... Dites, ce n'est pas vrai qu'elle restera ?

 Je vis se durcir les lignes de ce visage, se détourner les yeux troublés. Il dit d'une voix brève, aux intonations frémissantes :

 — Elle pourra rester. Sa place est ici.

 — Non, puisqu'elle l'a désertée ! Elle n'y a plus droit, et vous êtes libre ! Vous êtes libre, monsieur Dorques !

 — Non, je ne le suis pas !

 — Si, vous pouvez le devenir ! Un simple préjugé vous retient. Il n'y a que cela..., rien que cela, puisque vous ne l'avez jamais aimée !

 Toujours sans me regarder, il dit lentement :

 — Non, je l'ai aimée seulement par devoir !

 — Alors, c'est fou ce que vous faites là ! C'est votre malheur que vous consommez ! Mais je ne vous laisserai pas faire ! Je veux que vous soyez heureux !...

 Ma voix vibrait d'émotion ardente, de supplication passionnée. Et je sentais qu'en cet instant mes yeux, « mes yeux de feu », devaient laisser voir tout mon cœur. Cette fois, Michel ramenait sur moi son regard. Je vis pâlir ce ferme visage, je vis l'angoisse traverser ces prunelles noires. Et puis... oh ! c'était vrai qu'il m'aimait, je le voyais dans ce regard ardent, si doux, si tendre, qui s'attachait sur moi pendant l'espace de quelques secondes. 

 — Michel ! répétai-je, éperdue de bonheur.

 Mais c'était déjà fini. Il recula brusquement, en retirant sa main que je tenais toujours.

 — Non, Solange, non ! dit-il d'une voix rauque. C'est impossible ! Laissez-moi, partez..., et ne revenez plus, cela vaut mieux.

 — Ne plus revenir ! Ne plus vous voir ! Ah ! vous ne savez pas ce que vous me demandez là. Et pour qui ? Pour cette misérable qui vous a délaissé ! Non, je ne vous laisserai pas, Michel ! Vous m'aimez, je vous aime, nous avons le droit d'être l'un à l'autre.

 — Non, nous ne l'avons pas ! Ma religion m'interdit le divorce ; elle m'ordonne de rester fidèle à celle qui a reçu ma promesse devant Dieu.

 — Cette promesse ne compte pas, puisque vous avez été forcé à ce mariage par votre père !

 — J'ai été influencé, non forcé, et c'est en toute liberté que j'ai promis à Dieu, le jour de mon mariage, de remplir tous mes devoirs à l'égard de ma femme.

 — Son abandon vous délie de cette promesse !

 — La faute de l'un n'infirme pas les obligations de l'autre, et ce que Dieu a uni ne peut être désuni.

 Il parlait avec un calme que je sentais forcé, en essayant de détourner ses yeux des miens. Mais sans cesse ils se rencontraient, et je lisais dans son regard la lutte qui se livrait dans ce cœur d'homme.

 Qui vaincrait ? Oh ! moi, moi ! Je le voulais de toute mon âme !

 D'un mouvement si vif qu'il ne put le prévenir, je me rapprochai, je me trouvai si près de lui que le large bord de mon chapeau frôlait son visage. Et je murmurai en l'enveloppant de mon regard suppliant :

 — Eh bien ! laissez votre Dieu pour moi ! Michel, si vous m'aimez, faites-moi ce sacrifice !

 Il se rejeta de nouveau en arrière. Une sorte d'épouvante transformait sa physionomie. Ses deux mains se tendirent en avant, comme pour me repousser.

 — Laissez-moi, Solange ! Vous ne savez pas quelle chose épouvantable vous me proposez là ! Non, vous ne savez pas, c'est votre excuse. Mais partez !... Solange, je vous en prie !

 Mais je restais devant lui, les narines frémissantes, les yeux brillants de résolution et de tendresse.

 — Non, je reste, je défends mon bonheur ! Puisqu'« elle » l'a laissé, je le prends, voilà tout !

 Une expression éperdue traversa son regard, je vis frémir tout ce grand être robuste. Pendant une minute, dans cette lutte entre l'Être invisible et moi, je crus avoir vaincu.

 Une minute d'espoir enivrant. Et ses yeux se détournèrent encore, sa voix basse mais ferme dit brièvement :

 — Je n'ai pas le droit de vous le donner.

 Il s'écarta, appela Line qui jouait toujours avec ses fleurs. Il était pâle comme je ne l'avais jamais vu. Et moi je restais immobile, les oreilles bourdonnantes, le cerveau vide.

 Un pas qui se rapprochait ne me fit pas changer d'attitude. Jacques Mairet apparut. Il s'avança vers Michel et dit simplement :

 — Elle est là.

 Mr Dorques prit la main de l'enfant et s'éloigna sans me regarder.

 Alors, je sortis de mon immobilité. Je regardai Jacques Mairet. Il s'était arrêté près de moi et fixait sur moi des yeux où je crus lire une immense pitié.

 — C'est sa femme qui est arrivée ? demandai-je d'un ton bref.

 Il fit un geste affirmatif.

 — Et vous croyez que cela va se renouer ?... que cela pourra continuer ?...

 Une violence sourde, haineuse perçait dans ma voix, je le sentais.

 — Oui, je le crois... maintenant surtout.

 Je ne me mépris pas sur l'intention contenue dans cette phrase. Mr Mairet avait compris ce qui venait de se passer.

 Une poussée de colère et de défi me monta au cerveau.

 — Maintenant surtout ! Vous croyez ? C'est ce que nous verrons ! Votre cousin est très fort, monsieur Mairet, sa religion le tient bien, mais on saura la vaincre, ne craignez rien !

 Là-dessus, je tournai les talons, je m'en allai vers la maison dans l'intention de quitter au plus vite cette demeure qui abritait maintenant une créature haïe. Je n'y rentrerais plus qu'au bras de Michel — cela, je me le jurai.

 Pour sortir, il me fallait passer dans un corridor sur lequel donnait une des portes de la salle. Cette porte était ouverte en ce moment. Je vis, au passage, une tête blonde qui s'inclinait vers le lit de l'enfant. Et derrière elle, se dressait une vigoureuse silhouette d'homme.

 Je crus que mon cœur se brisait à cette rapide vision. Comme une automate, je gagnai la grande route. Au tournant, j'eus un sursaut de surprise désagréable à la vue de Dominique Lasalle. 

 — Je vous fais peur, mademoiselle ? dit-il en soulevant son chapeau.

 — Vous m'avez surprise, voilà tout ! ripostai-je sèchement.

 — Je vous demande pardon ! Vous aviez l'air distrait, préoccupé, du reste... Et votre mine n'est pas très bonne. N'allez pas tomber malade, comme le petit garçon de la ferme, qui ne va pas, à ce qu'on m'a dit. Est-il vrai que la mère est revenue ?

 J'inclinai affirmativement la tête.

 — Oh ! mais c'est très bien ! Voilà qui donne raison à vos préférences pour l'indissolubilité du mariage, mademoiselle Solange !

 Je vis passer dans ses yeux une lueur narquoise, presque mauvaise, et je compris que cet homme avait tout deviné, qu'il m'avait épiée peut-être, et qu'il était mon pire ennemi.

 Par un violent effort de volonté, je réussis à me composer une physionomie impassible et à rendre ma voix naturelle en répliquant :

 — Je n'ai pas de préférences absolues. Cela dépend des cas.

 Il eut un léger ricanement.

 — C'est très juste ! pour votre sœur, vous détestez le divorce... pour d'autres, vous le trouvez très légitime, très désirable. Allons, vous n'êtes pas encore tombée dans les filets de ces bons chrétiens de Dorques, mademoiselle ! Et je crois même que vous finirez par convertir l'un d'entre eux à vos idées.

 Nous nous regardions en face, les yeux dans les yeux, en nous bravant mutuellement.

 — Tout est possible ! Vous ne pourriez que vous en réjouir, monsieur Lasalle ?

 Il blêmit un peu sous la raillerie.

 — Ce serait une piètre recrue ! dit-il d'un ton sarcastique. Le pauvre homme tremblerait toujours devant l'enfer ouvert sous ses pas, seule perspective pour lui après avoir rompu avec tout son passé. Car il faut bien nous dire, mademoiselle, qu'un convaincu comme lui ne pourrait renier ce passé qu'en un moment de folie et qu'il y reviendrait à peu près immanquablement sous la poussée du remords.

 — Non, s'il est heureux !

 Il eut un petit rire bref.

 — Heureux ! Il y a des hommes qui ne savent pas profiter de leur bonheur et je crois que lui serait de ce nombre, — à moins que vous n'opériez des miracles, mademoiselle Dorvenne !

 Sur ce dernier trait, il me salua et s'éloigna dans la direction de la campagne.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « [...] On va loin, muni de tout cela, par le temps qui court. », pour terminer la phrase de la narratrice.

 

2) La collection "PRESSES POCKET" a oublié la virgule après : « Et puis... oh ! c'était vrai qu'il m'aimait ».

Elle a aussi oublié la virgule après : « les narines frémissantes ».

Elle a encore oublié la virgule après : « je compris que cet homme avait tout deviné ».

 

3) La collection "ROMANESQUE" écrit : « Nous lui donnâmes quelque argent » tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « Nous lui donnâmes de l'argent ».

J'ai choisi la version de la collection "ROMANESQUE". 

 

4) La collection "ROMANESQUE" a placé une virgule entre « qui s'attachait sur moi » et « pendant l'espace de quelques secondes. »

J'ai gardé le texte de la collection "PRESSES POCKET" (sans virgule, donc), estimant qu'il était meilleur.

 

5) La collection "ROMANESQUE" a écrit : « D'un mouvement si vif qu'il ne put le prévoir », tandis que la collection "PRESSES POCKET" a écrit : « D'un mouvement si vif qu'il ne put le prévenir ».

Le verbe "prévenir" me semblant plus approprié que le verbe "prévoir", j'ai choisi le texte de la collection "PRESSES POCKET".

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h23

 

 

 

 


 
 
posté le 14-08-2013 à 13:37:25

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 11

 Nos rapports avec l'Abbaye-Blanche étaient maintenant connus de tous. Un après-midi, comme je sortais de ma chambre, tout habillée, Mlle Jeantet m'arrêta :

 — Vous allez chez les Dorques, mademoiselle Solange ?

 — Oui, mademoiselle. Je vais chercher Alexine pour passer l'après-midi là-bas.

 — Vous ne craignez pas que ces relations vous fassent du tort ? Les fermiers de l'Abbaye-Blanche sont des militants, à la tête de toutes les œuvres catholiques du pays. 

 — Eh bien ! ils ont raison de défendre leurs croyances ! Et, quant à moi, je n'admets pas, du moment où je remplis strictement tous les devoirs de ma fonction, qu'on vienne s'ingérer dans les relations qu'il me plaît d'avoir.

 Elle me regarda d'un air stupéfait.

 — Oh ! mais !... Il ne faut pas être trop frondeuse, dans votre position, mon enfant. Songez que vous avez votre sœur, vos neveux à soutenir.

 Cette réflexion m'assombrit. Je me l'étais déjà faite à moi-même et j'en reconnaissais le bien-fondé. Mais jamais, maintenant, je ne pourrais renoncer à mes amis de l'Abbaye-Blanche. J'avais l'impression qu'ils faisaient partie de ma vie.

 Je m'en allai ce jour-là vers la ferme dans une disposition d'esprit assez grise. Je causais peu, tandis que je travaillais près d'Alexine et de Mme Dorques, sous les tilleuls où nous avions trouvé la vieille dame installée. Marie était allée soigner un malade dans une ferme un peu éloignée. Mr Dorques surveillait ses moissonneurs et il avait emmené son fils.

 — Allons, j'ai oublié mon autre peloton de laine ! dit tout à coup la vieille dame en s'interrompant de tricoter. Et celui-ci va être fini.

 — Si je puis le trouver, voulez-vous que j'aille vous le chercher, madame ? proposai-je.

 — Vous êtes très gentille, mon enfant, et j'accepte, car mes vieilles jambes se font sentir, aujourd'hui. Vous le trouverez dans un petit placard de la salle, derrière le fauteuil où je me tiens habituellement.

 Je me dirigeai vers la maison. Très vite, j'eus découvert la pelote. Comme j'allais quitter la salle, une porte de côté, donnant près de la fenêtre fleurie, s'ouvrit pour laisser apparaître le fermier, suivi de son fils.

 — Oh ! Mademoiselle Dorvenne ! dit-il.

 Il y avait dans sa voix un accent joyeux — oui, je ne me trompais pas. 

 Et le grave regard s'éclairait, rendait plus jeune cette physionomie.

 Quant à moi, il me parut tout à coup que mes papillons gris s'enfuyaient en toute hâte.

 — Je viens chercher de la laine pour Mme Dorques, dis-je en lui tendant la main.

 Jean se jeta contre moi.

 — Bonjour, mademoiselle ! Voulez-vous me donner la pelote, pour que je la porte à bonne-maman ?

 — Voilà, mon petit.

 — Toujours prêt à faire les commissions, Jean, dit en souriant Mr Dorques. Comment va Mme Alexine, mademoiselle ?

 — Toujours de même, pauvre sœur ! Elle est près de Mme Dorques. L'amicale sympathie, le réconfort moral qu'elle trouve ici lui font tant de bien ! Et voici que je me demande si nous pourrons continuer.

 — Continuer quoi ?... continuer de nous voir ? dit vivement Mr Dorques.

 J'inclinai affirmativement la tête.

 — Mlle Jeantet m'a fait comprendre tout à l'heure que ma situation pourrait en souffrir.

 Je vis s'assombrir sa physionomie. Il murmura :

 — C'est vrai... c'est vrai.

Jean, son peloton de laine entre les doigts, s'était approché de la table à ouvrage et promenait sa petite main sur la marqueterie. Le regard du père se dirigea un instant vers lui, un peu machinalement, et se reporta sur moi. Je crus y voir une inquiétude, un peu d'angoisse...

 — Et que ferez-vous, mademoiselle ?

 — Je ne sais... Il m'est impossible de renoncer à votre amitié à tous, qui m'est si précieuse, si douce. Et pourtant j'ai besoin de ma situation pour faire vivre ma sœur et les enfants.

 — Oui, c'est embarrassant... très embarrassant.

 Il se mit à marcher de long en large, le front penché. Jean s'approchait maintenant du fauteuil, il caressait les draperies claires qui, de près, apparaissaient un peu fanées. Et, levant les yeux vers moi, il dit d'un petit ton pénétré :

 — C'est le fauteuil de maman. Et c'est moi qui soigne ses fleurs pour quand elle reviendra.

 Je tournai un peu la tête. Michel Dorques se trouvait à ce moment près de moi. Je vis frémir son visage. Et je murmurai, avec toute la pitié de mon cœur :

 — Pauvre monsieur Dorques !

 Un regard d'ardente reconnaissance m'enveloppa, une main saisit la mienne.

 — Merci de me plaindre ainsi ! Il y a des jours où je souffre plus que d'autres, et aujourd'hui est de ceux-là, je ne sais pourquoi.

 — Mais si vous vouliez, pourtant... Si vous vouliez ?

 — Si je voulais quoi ?

 — Être libre... et essayer d'être heureux ?

 Je vis sa physionomie devenir très ferme, presque sévère.

 — Vous parlez du divorce ? Pour moi, vous le savez, il ne peut exister.

 Je ne m'expliquai pas la brève souffrance qui me serra à ce moment le cœur, ni le tremblement subit de mes lèvres.

 — Alors, vous vous condamnez à être malheureux, toujours ?

 — Je dois d'abord accomplir mon devoir. Dieu me donnera ensuite ma récompense dans l'autre monde.

 — Et vous aurez la force de vivre comme cela ?

 — On a toujours la force quand on se confie en Dieu.

 Je secouai la tête.

 — C'est trop, c'est trop... murmurai-je.

 Il dit à mi-voix d'un ton d'émotion profonde :

 — Ah ! que je voudrais vous voir chrétienne, mademoiselle !

 Je répliquai pensivement, sans quitter des yeux ces prunelles noires qui me regardaient si doucement :

 — Qui sait ? Peut-être le deviendrais-je vite, si je pouvais me trouver souvent parmi vous tous !

 — Mais vous allez être obligée, au contraire, d'espacer... de cesser peut-être ?

 De nouveau je revoyais cette lueur d'angoisse sur sa physionomie. Et je sentis une joie soudaine m'envahir.

 — Cesser ! oh ! non ! Tant pis si on le trouve mauvais. Je chercherai une autre situation. Mais je ne laisserai pas mes amis pour faire plaisir à ces sectaires.

Quelle subite expression de soulagement sur ce visage ! Un sourire tel que je ne lui en avais encore jamais vu, un sourire presque heureux vint à ses lèvres. 

 — À la bonne heure ! Oui, intelligente et instruite comme vous l'êtes, vous trouverez facilement autre chose. Nous vous aiderons, mademoiselle. Et puis, peut-être ne vous cherchera-t-on pas noise, après tout !

 — Peut-être ! Il ne faut pas s'inquiéter d'avance, en tout cas. Allons, Jean, dépêchez-vous de venir porter la laine à votre bonne-maman.

 — Je vous accompagne, dit Mr Dorques. Je m'assoirai un instant et repartirai près de mes ouvriers.

 Une allégresse inexpliquée chantait en moi. Elle devait paraître sur ma physionomie, car Mme Dorques s'exclama, comme nous apparaissions sous les tilleuls :

 — Vous voilà toute rose et toute charmante, ma chère enfant ! N'est-ce pas, madame ?

 Alexine me regarda et dit de cette voix qui gardait toujours maintenant des intonations un peu brisées :

 — Solange ne m'a jamais paru plus jeune que depuis quelque temps.

 Ainsi ce n'était pas une idée de moi ? Ce que j'éprouvais confusément, d'autres le remarquaient aussi. Je n'avais jamais eu vingt ans, je ne les avais que depuis le jour où Michel Dorques avait cueilli des fleurs pour moi et où j'avais rougi sous un regard doucement admirateur, quand Jean s'était écrié : « Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent !  ». 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) La collection "ROMANESQUE" écrit : « le bien fondé », sans tiret. D'après mon dictionnaire, le mot composé (avec tiret, donc) n'est apparu qu'en 1929. D'où cet archaïsme dans la plus ancienne de mes deux éditions.

2) J'ai rajouté un "s" à la fin de "causai" dans « Je causai peu ».

3) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « J'inclinais affirmativement la tête. ».

Et elle écrit : « Je crus y voir une inquiétude, un peu d'angoisse ? ».

4) Elle écrit encore : « Cesser ! Oh ! non ! ». Mais là, la majuscule du "o" de "Oh" peut se comprendre ; on peut en effet considérer que les trois exclamations forment deux phrases et non une seule. D'où deux majuscules et non une seule. 

5) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! », pour terminer la phrase de la narratrice.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h21

 

 

 

 


 
 
 

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