LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)

Texte intégral du chef-d’œuvre de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE

posté le 13-08-2013 à 14:58:31

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 10

 À dater de ce moment, mes relations devinrent très fréquentes avec les Dorques. J'y allais presque chaque dimanche et, dans la semaine, Marie venait voir ma sœur. Elle amenait son neveu, qui jouait avec Louis et André. Ces visites faisaient du bien à ma pauvre chérie. Mlle Dorques avait une nature sereine et gaie, elle savait parler aux souffrants et leur insufflait un peu de sa force d'âme. En outre, je lui avais dit :  

 — Vous pouvez entretenir ma sœur de religion. Si cela lui procure une consolation, tant mieux, la pauvre !

 Très discrètement, Marie avait alors commencé son apostolat. Alexine n'était pas hostile ; elle semblait seulement très indifférente, comme elle l'était maintenant à tout, du reste. Mais elle disait : « J'aime bien Mlle Dorques », et elle était un peu moins morne après ses visites.

 Sa santé aussi se remettait quelque peu. Au mois d'août, quand j'eus mes vacances, je la décidai un jour à m'accompagner chez ceux que j'appelais maintenant nos amis. Ils avaient plus d'une fois exprimé le désir de la voir chez eux, et l'Abbaye-Blanche était assez proche de Sillery pour qu'elle pût faire le trajet sans fatigue.

 Nous fûmes accueillies avec l'habituelle cordialité : on entoura ma sœur d'attentions, et nous eûmes une après-midi si charmante qu'Alexine ne se fit pas prier pour la renouveler quelques jours plus tard.

 De quoi causions-nous pendant ces heures passées ensemble ? De tout, et même de religion. Poussée par la confiance que tous m'inspiraient dans cette famille, j'avais raconté la lecture faite un jour par moi et l'impression que j'en avais ressentie. Depuis lors, nous nous entretenions librement des questions religieuses. Je posais mes objections, que résolvaient Marie et Michel Dorques ; Jacques Mairet aussi, quand il se trouvait là. Je n'avais pas la foi encore, mais j'admirais et je m'inclinais en moi-même devant la sublimité de cette doctrine.

 Un jour, en entrant dans la salle de la ferme, nous vîmes un prêtre assis près de Mme Dorques. Je savais que celle-ci avait un fils, curé d'une paroisse populaire de Paris et qu'elle l'attendait pour quelques jours. C'était lui, ainsi que nous l'annonça d'ailleurs aussitôt son neveu, venu à notre rencontre vers la porte :

 — Mon oncle, le curé, à qui nous parlions précisément de vous.

 Le prêtre se leva ; je vis se tourner vers nous un visage maigre, fatigué, de grands yeux noirs si vivants et énergiquement doux. Une vision du passé, presque oubliée, surgit alors en moi. Je revis ce jeune prêtre, jeté à terre par mon père, avec la petite ligne sanglante qui glissait sur son visage pâle, et des yeux de vie intense comme ceux-ci.  L'évocation fut si forte que je restai muette lorsque le prêtre m'adressa la parole avec bonté. Et, tandis que nous nous asseyions, la question partit presque malgré moi de mes lèvres :

 — Monsieur, n'êtes-vous pas allé, jadis, dans une maison du quartier de la Glacière, où un homme vous a fait tomber à terre, où vous avez été blessé au front ?

 Il me regarda avec surprise, puis eut un sourire de douce mélancolie :

 — Ces petites aventures me sont arrivées deux ou trois fois, mademoiselle. Cependant, l'une d'elles m'est restée plus présente. J'allais voir une malade, je m'adressais, pour savoir où elle logeait, à deux enfants qui jouaient sur un palier. Un homme sortit à ce moment, m'apostropha, comme nous sommes habitués à l'être, et refusa de me renseigner. Alors, une des petites filles — une blondinette, je me souviens — m'indiqua le logement de la mourante. Pour la remercier — pour la bénir aussi, pauvre petite, — je posai ma main sur sa tête. L'homme bondit sur moi, je tombai à terre, mon front heurta un malencontreux bidon de pétrole qui se trouvait là.

 —  Et le sang se mit à couler, ajoutai-je, voyant qu'il s'arrêtait. Et vous dîtes à l'homme : « Je prierai pour vous, ce sera ma vengeance ! ».

 — Comment savez-vous ?

 — Cet homme était mon père, et les enfants c'étaient ma sœur et moi.

 La surprise, l'intérêt profond, la compassion s'exprimèrent tour à tour sur la physionomie du prêtre.

 — Quoi, c'est vous ! Pauvres enfants, j'ai bien prié pour vos jeunes âmes et pour celle de votre père.

 — Il est mort en demandant un prêtre. Mais nous ne savions pas... et nous l'avons laissé partir ainsi.

 — Pauvres enfants ! répéta-t-il.

 Ainsi que je le vis dans le courant de la conversation, sa famille lui avait raconté toute notre histoire. Il nous interrogea avec une discrète bienveillance, se montra très bon, adressa de consolantes paroles à Alexine. Puis, quand nous nous levâmes pour partir, il me demanda : 

 — Voulez-vous me permettre de vous bénir, mon enfant, comme je l'ai fait jadis pour votre sœur ?

 Pour toute réponse, j'inclinai un peu la tête. Sa main s'éleva au-dessus, traça le signe de la croix.

 — Que Dieu vous éclaire, ma fille ! Et marchez toujours bien dans la voie droite. Il n'y a hors de là que de faux bonheurs.

 Je ne revis plus l'abbé Dorques, qui ne restait que trois jours dans sa famille. Mais l'impression produite par ces paroles me demeura très vive. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « jadis ».

Ni après « pour la bénir aussi ».

Ni après « Voulez-vous me permettre de vous bénir ».

 

2) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Je prierai pour vous, ce sera ma vengeance ! », pour finir la réplique de Solange Dorvenne.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h18

 

 

 


 
 
posté le 12-08-2013 à 14:43:32

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 9

 Dans le couloir de la maison d'école, je me heurtai à Dominique Lasalle, qui sortait de chez sa parente. Il se recula un peu en s'excusant, tout en m'enveloppant d'un long regard.

 — Vous avez fait une bonne promenade, mademoiselle ?

 — Très bonne, merci.

 — Et vous rapportez une véritable moisson ! Mais aucune de ces fleurs n'est aussi fraîche, aussi charmante que vous.

 Je ripostai d'un ton de mordante raillerie :

 — Je ne vous aurais pas cru capable de ça, monsieur Lasalle !

 Il se mordit un peu les lèvres, rageusement.

 — C'est cela, moquez-vous de moi ! Cependant, c'est vous qui me rendez fou, imbécile...

 Je l'interrompis avec un geste d'impatience.

 — Je souhaite que vous vous guérissiez très vite de cette infirmité. En tout cas, je vous le répète une fois de plus, ne conservez aucun espoir.

 Je vis une rapide lueur de colère traverser ses yeux. 

 — Impitoyable ! Soit, je me résignerai. Pour me consoler, je vais me lancer à corps perdu dans la lutte.

 — Quelle lutte ?

 — Contre nos ennemis, les réactionnaires d'ici. Je viens précisément d'apprendre à ma tante qu'un Comité se forme pour la création d'une école libre de garçons, sous la présidence du fermier de l'Abbaye-Blanche, la cheville ouvrière de tous ces complots contre la République.

 — Ah ! murmurai-je.

 Je penchai un peu la tête et j'aspirai doucement le parfum des fleurs de Michel Dorques  — des fleurs réactionnaires. 

 — Mais nous saurons leur répondre ! Nous avons le pouvoir et l'argent de la nation. À nous les âmes d'enfants !

 Je dis avec une tranquille ironie :

 — Les âmes ? Vous parlez d'âmes, vous ? Mais ils n'en ont pas !

Il resta une seconde interloqué, puis eut un vague sourire. 

 — C'est vrai, ils n'en ont pas. C'est une manière de parler qui nous vient des âges anciens. Mais nous changerons cela.

 Le nez enfoui dans les fleurs, je murmurai pensivement :

 — Ce sera peut-être dommage.

Il me regarda avec surprise.

 — Dommage que nous balayions jusqu'aux derniers restes des vieilles superstitions ? 

 — Oui, si ces vieilles superstitions étaient capables de consoler un peu l'humanité souffrante et de la rendre moins mauvaise.

 Il eut une sorte de petit ricanement.

 — Eh bien ! que vous prend-il ? Tourneriez-vous casaque, mademoiselle ?

 Je secouai la tête en le regardant en face :

 — Je n'ai pas de parti pris, moi, monsieur Lasalle. J'ai été élevée dans la haine de la religion, je ne connais presque rien d'elle. Mais, maintenant que je réfléchis, ce peu me paraît loin d'être aussi noir qu'on me l'a dépeint. J'y découvre même des beautés insoupçonnées. Et, de ce fait, je réserve mon jugement.

Il me regarda longuement, comme s'il cherchait à scruter jusqu'au fond de mon âme. Et, je ne sais pourquoi, je rougis un peu.

 — Vraiment, voilà qui est très imprévu ! Qui donc vous a inspiré ces idées nouvelles ?

 Je répliquai sèchement :

 — Il n'est pour cela besoin de personne. Un peu de réflexion et un esprit droit suffisent. Tenez ! il y a quelques jours, en faisant aux enfants la leçon de morale, il m'est venu tout à coup cette pensée : Si une de ces petites se levait et me demandait au nom de quelle autorité on prétend lui imposer ainsi des devoirs, lui interdire de suivre ses instincts, lui enseigner à réprimer les mouvements désordonnés de sa nature, que lui répondrais-je ? Tout le néant de nos principes de morale, sans base et sans sanction, m'apparut en cette minute. Et j'ai eu la tentation de crier à ces enfants : « Tout cela est inutile ! Allez, faites ce que vous voudrez. La vie qui aboutit à la destruction de tout notre être pensant et aimant ne vaut pas la peine qu'on se gêne pour devenir meilleur ! ».

 Il dit lentement, en m'enveloppant toujours du regard clair de ses yeux :

 — Vous raisonnez trop, mademoiselle Solange. Il faut prendre la vie plus simplement. On vous paye pour enseigner la morale aux petites filles de Sillery, enseignez-la, sans chercher le plus ou moins de profit qu'elles peuvent en retirer. Nous préparons des consciences libres, selon le programme qui nous a été donné. Le reste ne nous regarde pas.

 — Des consciences libres ? Oui, très libres, en effet. Rien ne les endiguera sur la route du mal. Il y en a qui peuvent appeler cela un progrès. Moi, il me semble que c'est le retour vers la barbarie.

 — Et alors, vous êtes pour la religion ?

 — Je n'en sais rien, je vous répète que je ne la connais pas. Mais je sens que toute notre soi-disant morale est sans base et qu'elle ne peut retenir l'homme dans le bien. Sur ce, bonsoir, monsieur Lasalle. Je vais porter ces fleurs à ma sœur.

 Je tournai les talons en emportant la vision du regard soupçonneux qui m'avait de nouveau enveloppée. Pour la première fois, Dominique Lasalle venait de m'inspirer un sentiment très net d'antipathie.

 Or, à quelques jours de là, en inspectant la classe après le départ des élèves, je découvris derrière un banc deux petits livres attachés par une ficelle. C'étaient un catéchisme et un évangile. Mue par un sentiment de curiosité pour la doctrine de ceux qui étaient nos adversaires, je les emportai dans ma chambre, et, le soir, je les lus l'un et l'autre jusqu'au bout. À mesure que j'avançais, la surprise et l'admiration croissaient en moi. C'était cela, cette religion tant bafouée, tant méprisée autour de moi ? C'était cet admirable code de vie, où tout était prévu, tout expliqué, du moins ce qui se trouvait accessible à nos intelligences humaines !

Et le mystère des dogmes lui-même me paraissait admissible. Je ne disais pas, comme autrefois les auditeurs du Christ, comme tant d'autres aujourd'hui : « Cette parole est dure à entendre. ». Il me semblait très naturel qu'une partie des manifestations de la divinité  — celle-ci une fois admise — demeurassent incompréhensibles à sa créature et que ses perfections fussent infinies, impossibles à saisir dans toute leur étendue. Rien dans cette doctrine ne choquait mon esprit, orgueilleux cependant, mais qui l'était simplement parce qu'il n'avait jamais trouvé autour de lui qu'incertitudes et négations et qu'il se repliait sur lui-même dans un froid désenchantement.

 Quel enseignement admirable je découvrais ici ! En pensant à ma pauvre Alexine, je réfléchis longuement sur cette parole : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ! ». Et voici qu'à cet instant les strophes du "Chant de la Misère" se présentèrent à ma pensée. Ils s'imprimèrent, flamboyants sous mes yeux, les mots farouches, les paroles de haine et de guerre, les cris de la révolte, de la misère sans espoir supra-terrestre, de l'appel vers les jouissances matérielles. Je la voyais dans toute sa beauté âpre et vivante, dans toute son éloquence sanguinaire, cette poésie si chère à mon père, et qu'il m'avait léguée pour en faire le chant de la vengeance, quand viendraient les soirs rouges.

 Et, pour la première fois depuis que je la connaissais, un frisson d'horreur et de crainte courut en moi.

 Était-ce le contraste si saisissant avec ce que je venais de lire, avec l'Évangile de miséricorde, d'amour, de tendre charité, qui enseignait le mépris des biens terrestres, qui promettait un bonheur éternel, qui disait : « Bienheureux ceux qui souffrent ! Bienheureux les pauvres ! Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » ?

 Il y avait des âmes qui vivaient de cet Évangile. Les Dorques étaient de ce nombre. Et lui, Michel Dorques, si fort et si doux tout ensemble, si résolu dans ce qu'il considérait comme son devoir, était un chrétien convaincu, un fidèle disciple de ce Jésus dont j'admirais la doctrine.

 Certes, nous avions aussi chez nous des honnêtes gens. Mais pourquoi donc me venait-il à la pensée que tous les pires coquins, tous les êtres aux bas appétits, aux instincts déchaînés, étaient de notre côté ?

 Dans mon esprit défilaient un à un tous les grands mots de notre vocabulaire : fraternité, solidarité, justice sociale, morale laïque, raison intangible de l'enfant, consciences émancipées. Et les mots sonores s'effondraient, se dépouillaient de leurs oripeaux éclatants pour ne laisser voir que le vide.

 — Mon pauvre papa, je crois que vous vous êtes trompé, murmurai-je.

 Et, amenant de nouveau ma pensée vers Alexine, je songeai :

 — Si elle avait connu et pratiqué cet Évangile, elle serait aujourd'hui moins malheureuse, parce qu'elle y trouverait la consolation.

 Je passai toute la nuit sur ces deux livres, les relisant, en gravant les enseignements dans ma mémoire. À l'aube, j'étais très lasse, mais quelques gouttes de la source de vie avaient touché mon âme.

 Ce matin-là, à la fin de la classe, quand les enfants sortirent, j'appelai :

 — Marthe Adam !

 Une petite fille s'avança. Je demandai, en lui présentant les livres :

 — C'est à toi, cela ?

 Elle rougit très fort, prit un air craintif. Sans doute, chez elle, lui avait-on bien recommandé de ne pas laisser voir à la maîtresse les livres suspects.

 — Oui, mademoiselle ! balbutia-t-elle.

 — Tu peux répondre carrément, sans rougir. Il n'y a là que de très bonnes et de très belles choses.

 J'y allais crânement, avec toute ma franchise, sans vouloir me souvenir que je pouvais exalter tout à mon aise devant mes élèves Confucius, le Coran, les dieux de l'Égypte et de la Grèce, mais que la louange de l'Évangile m'était interdite.

 La petite me regarda avec un peu d'effarement. Puis elle prit ses livres, me dit un merci timide et rejoignit ses compagnes, emportant ces minces volumes qui renfermaient plus de lumière et de vie qu'il n'en faudrait pour régénérer l'humanité tout entière — si elle le voulait.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE écrit que Mlle Jeantet est la « tante » de Mr Lasalle ; or ce dernier était jusque-là le « cousin » de celle-ci (voir chapitres précédents, notamment le court chapitre IV). Ces bizarreries de parentés sont habituelles chez Delly. Il ne faut pas s'y attarder. D'abord parce que nous sommes tous cousins (au sens le plus large du terme), notamment une tante et son neveu. Ensuite parce que Delly a pu vouloir souligner la différence d'âge entre ces deux "cousins"-là. On sait en effet que Mlle Jeantet a les cheveux "grisonnants". Or Delly emploie quelquefois le mot "tante" pour désigner la cousine germaine du père ou de la mère (vu dans certains de ses autres ouvrages).

2) Mes deux livres écrivent, l'un comme l'autre :

« [...] il m'est venu tout à coup cette pensée : Si une de ces petites se levait [...] ».

Je pense donc que la majuscule est voulue. Je l'ai donc laissée, sans connaître toutefois une éventuelle règle grammaticale qui puisse l'autoriser.

 

3) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « [...] ne vaut pas la peine qu'on se gêne pour devenir meilleur ! », pour finir la réplique de Solange Dorvenne.

Idem après « Cette parole est dure à entendre. », toujours pour finir la phrase entamée.

Idem encore après « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés ! ».

Ces points qui manquent en fin de phrase me choquent, même si certains éditeurs estiment inesthétique leur éventuelle accumulation (un point avant les guillemets pour terminer la citation, et un point après pour terminer la phrase).

 

4) Mes livres placent, à tort, le point d'interrogation à l'intérieur de la citation du Christ dans « [...] comme je vous ai aimés. ».

J'ai rectifié cela.

5) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « aux instincts déchaînés ».

 

6) La collection "ROMANESQUE" écrit (vers la fin du chapitre) : « elle prit ses livres », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « elle prit mes livres ». J'ai choisi le texte de l'édition "ROMANESQUE", qui est un peu plus logique, même si l'autre texte se comprend très bien.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h16

 

 

 


 
 
posté le 09-08-2013 à 21:32:23

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 8

 Aucun regret ne me restait du refus opposé à la demande de Dominique Lasalle. Mais cet incident ne m'en avait pas moins causé quelque contrariété, à cause de l'obligation où je me trouvais de rencontrer souvent mon soupirant chez sa cousine. J'espérais cependant que, déçu et mortifié, il y viendrait désormais le moins possible. Il n'en fut rien. Je le vis reparaître chaque semaine, semblable à autrefois, calme et correct, causant avec une entière présence d'esprit et ne paraissant pas s'apercevoir ou se soucier de mon attitude plus froide.

 J'avais fait part à Alexine de la demande qui m'avait été adressée. Elle m'écouta de son air morne habituel et dit en fixant dans le vague ses pauvres yeux las :

 — Tu as bien fait. Il ne faut pas aimer, ça fait trop de mal.

 Ma chère jumelle restait dans le même état. Rien ne pouvait la distraire ou l'émouvoir, en dehors de son inconsolable chagrin. Cependant, sa santé semblait s'arrêter sur la pente fatale où j'avais craint de la voir rouler rapidement. Il est vrai que je la soignais de mon mieux et qu'elle ne manquait de rien, la pauvre chérie, non plus que les petits. Le soir, je raccommodais tant que je pouvais mon linge et mes vêtements, afin d'économiser pour eux mes minces ressources, et j'avais décidé que je me passerais d'une robe neuve, dont j'avais cependant quelque besoin, une certaine tenue étant de rigueur dans ma situation.

 Je voyais assez fréquemment les Dorques. Nous nous rencontrions dans le village ou sur les routes. Jean accompagnait souvent son père ou sa tante. Il venait me dire bonjour ; le père saluait, avait au passage un mot cordial ; Mlle Dorques s'arrêtait, nous échangions d'amicales réflexions ; je demandais des nouvelles de l'aïeule et de la petite Line, et elle me disait :

 — Venez donc la voir un jour. Elle vous a demandée plusieurs fois. Et vous plaisez beaucoup à grand-mère, à nous tous, ajoutait-elle avec un franc sourire.

 Les instants passés dans la grande salle de l'Abbaye-Blanche m'avaient laissé un souvenir très reposant, très rafraîchissant, devrais-je dire plutôt. La saine atmosphère morale qui existait là, l'ambiance de fortes vertus et de croyances traditionnelles, ce parfum de la vieille France catholique, familiale et respectueuse de l'autorité, avaient produit sur moi une impression singulière, qui éveillait au fond de mon âme des regrets imprécis encore, des sentiments vagues et un attrait étrange pour cette demeure et cette famille.

 Je retournai à la ferme un jour de printemps, où les haies parées comme une fiancée parfumaient l'air de senteurs d'aubépine. L'aïeule était seule avec Line. Jean accompagnait sa tante aux vêpres. Mr Dorques se trouvait au jardin avec son cousin.

 — Il faudra que Marie vous le montre, notre vieux jardin, me dit Mme Dorques. Et vous aurez plaisir à emporter quelques fleurs pour votre sœur. Comment va-t-elle ?

 Nous parlâmes longuement d'Alexine. Puis la vieille dame, secouant la tête, dit mélancoliquement :

 — Ah ! quelles tristes choses l'on voit ! Quelles tristes choses !

 Je murmurai :

 — Oui, on le sait aussi ici, n'est-ce pas, madame ? Chez vous aussi on connaît ce genre de malheur.

Elle croisa sur ses genoux ses mains ridées, qui tremblaient un peu, et leva les yeux vers le grand Christ pendu au mur :

 — Mon pauvre Michel ! Oui, c'est terrible ! Mais lui a la religion pour le soutenir, pour le fortifier. Et puis il n'y a pas de divorce entre eux. Elle est toujours sa femme, elle peut revenir.

 Elle répéta, en regardant le joli fauteuil, là-bas, et la pimpante table à ouvrage :

 — Elle peut revenir.

 Et, serrant un peu plus fort ses mains sur ses genoux, elle ajouta :

 — Je crois qu'elle reviendra. Mais jamais ce qui aurait pu être ne sera maintenant. Jamais mon fils ne sera heureux.

 — Cependant, s'il l'a beaucoup aimée ? S'il l'aime encore et pardonne à son repentir ? murmurai-je.

 — Il pardonnera. Mais l'estime et la confiance ne renaîtront pas ainsi. Quant à l'amour...

 Elle s'interrompit, laissa un instant ses yeux fanés errer autour d'elle et dit pensivement :

 — Je crains qu'il ne l'ait jamais aimée, sinon par devoir.

 J'eus un mouvement de surprise.

 — Vraiment, madame ?

 — Ce mariage fut une grande erreur de mon pauvre fils. Alice Bienne était la fille unique d'un gros fermier des environs de Coulommiers. Elle avait une belle dot, mais son éducation ne présentait aucun rapport avec celle en usage dans notre famille. La religion était superficielle, les principes de morale assez larges, les habitudes frivoles. Michel, déjà sérieux et si bon chrétien, ne se sentait pas attiré vers elle, bien qu'elle fût fort gentille physiquement et très gaie, très pimpante. Son père fit tant et si bien qu'il céda cependant et devint l'époux d'Alice. Nous apprîmes plus tard que, de son côté, Mr Bienne avait pesé sur la volonté de sa fille, qui aimait un de ses cousins, trop peu fortuné pour être agréé par le père. Mon pauvre Michel se montra bien bon, bien patient pour cette jeune femme frivole, qui n'avait aucune de nos habitudes, qui se plaisait à le contrecarrer dans tous ses désirs. Oui, ce fut un mari admirable. Et l'année dernière elle est partie... Le remords a dû lui venir vite, car nous savons qu'elle habite maintenant chez une de ses tantes qui a un petit commerce à Paris et qu'elle vit là très retirée. C'est pour cela que je crois qu'elle reviendra. C'est aussi parce que je me la figure moins mauvaise au fond que d'après les apparences. Elle a été si mal élevée ! Un moment de folie l'a entraînée, la réflexion, le repentir la ramèneront. D'ailleurs, elle a ses enfants ici.

 — C'est cet abandon-là que je trouve plus incompréhensible, plus contre nature.

 — Elle avait emmené Line. Michel la lui a fait reprendre. Si elle veut les revoir, c'est ici, au foyer de son mari, qu'elle les trouvera. La porte n'en sera jamais fermée pour la femme de Michel quand elle viendra lui dire : « Je regrette et je reviens. ».

 Elle resta un moment silencieuse et murmura enfin d'un ton mélancolique :

 — Je reviens ! Ah ! pour elle, pour les enfants, pour la sauvegarde de ce foyer, je le voudrais ! Mais pour mon fils, quelle amertume ! Et cependant je le demande à Dieu chaque jour. Cela doit être. Oui, même pour lui, il vaut mieux qu'elle vienne reprendre sa place ici. Je crois, d'ailleurs, qu'elle le désire, que l'amour-propre, la crainte de reparaître devant Michel la retiennent seuls.

 Au-dehors, la voix de Jean cria :

 — Bonne-maman, nous voilà !

 Il entra, charmant dans sa petite blouse bleue. L'aïeule murmura :

 — Il ressemble à sa mère, il a ses cheveux blonds, et ses yeux vifs, et sa nature ardente. C'est pour cela que son père est si ferme à son égard, pour qu'il ne lui ressemble pas plus tard.

 Je causai quelques instants avec Mlle Dorques. Puis, sur l'invitation de sa grand-mère, elle me proposa de me montrer le jardin. J'acquiesçai aussitôt, et nous sortîmes par un long corridor qui donnait sur l'autre façade du bâtiment.

 Là commençait un délicieux vieux jardin, dont les fermiers de l'Abbaye-Blanche avaient respecté l'ordonnance archaïque. Mlle Dorques m'expliqua que son frère avait seulement réservé un espace spécial pour le potager, au lieu de laisser les petits carrés de légumes envahir à la bonne franquette tout le jardin, selon le caprice du jardinier, ainsi qu'il en était auparavant.

 — Michel a un très grand sens de l'harmonie, ajouta-t-elle en souriant. Il est, d'ailleurs, moralement et intellectuellement, plus affiné que ne l'étaient nos ancêtres. 

 — Votre frère doit avoir une très belle âme, mademoiselle !

 — Très belle, en effet. Mais il en est beaucoup qui ne la comprennent pas. Elle est trop haute pour eux.

 Jean, qui courait devant nous, appela :

 — Papa, papa, voilà Mlle Dorvenne qui vient avec tante Marie !

 Les deux hommes fumaient, assis au bord du petit bras de rivière qui traversait en cet endroit le jardin. Ils se levèrent et vinrent vers nous. Mr Dorques me témoigna la même cordialité qu'en nos précédentes rencontres. Son cousin, près de lui, semblait très froid, mais lorsqu'il parlait une vie soudaine animait son regard et faisait oublier le rude aspect de sa physionomie.

 — Papa, s'il vous plaît, bonne-maman a dit qu'il fallait cueillir des fleurs pour la sœur de Mlle Dorvenne, déclara Jean, qui s'était emparé de la main de son père.

 — Certainement, avec plaisir. Voulez-vous venir les choisir vous-même, mademoiselle ?

Nous nous en allâmes tout le long des allées étroites, bordées de buis. Je marchais en avant, près de Mr Dorques, Jean nous précédait, s'arrêtant devant chaque fleur :

 — Celle-là, mademoiselle ! Elle est jolie, jolie !

 Le père s'informait de mon goût, coupait ça et là. Dans mes bras, la gerbe grossissait à vue d'œil, malgré mes protestations.

 — C'est assez. Je n'en pourrai pas emporter davantage ! déclarai-je enfin.

 Mr Dorques en convint. Nous nous arrêtâmes à un petit rond-point ombragé de vieux tilleuls, où des bancs étaient disposés. De mes deux mains, je retenais contre ma poitrine la gerbe embaumée, et le bas de mon visage disparaissait sous les fleurs dont j'aspirais le parfum avec délices. Il faisait bon dans ce vieux jardin ombreux, les tilleuls répandaient une senteur pénétrante. Il me semblait qu'une vie nouvelle, une vie un peu enivrée s'insinuait en moi.

 — Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! dit Jean.

 Je me mis à rire et je rougis un peu, parce que j'avais vu un sourire très doux dans les yeux noirs fixés sur moi.

 Mlle Dorques, qui nous rejoignait avec son cousin, proposa :

 — Voulez-vous que nous nous asseyions ici ? Jean ira prévenir grand-mère pour qu'elle vienne nous rejoindre.

 Nous acquiesçâmes tous. Je passai là une heure charmante, dans une causerie amicale, avec ces cœurs bons et élevés, servis par une intelligence avertie. Line était venue se blottir sur mes genoux et appuyait contre moi sa petite tête rousse. Jean se tenait debout près de son père, qui appuyait sa main sur ses cheveux blonds, par un geste très habituel chez lui. Il semblait toujours qu'il se tînt prêt à dominer, à maîtriser la petite nature vibrante et capricieuse de son fils, la nature de la mère. Et les yeux bruns de l'enfant, des yeux ardents et rieurs — les yeux de la mère aussi — se levaient sans cesse vers lui, exprimant une profonde tendresse.

 Je revins vers Sillery en emportant mes fleurs, dans lesquelles j'enfouissais mon visage que je sentais rosé, vivifié par l'air pur des grands espaces d'où je venais. Jamais je n'avais eu l'impression d'être aussi allègre, aussi jeune. Je ne retrouvais plus en moi la grave institutrice, la Solange Dorvenne tôt initiée à toutes les misères, un peu sceptique et méprisante. J'avais vraiment vingt ans, avec du printemps plein le cœur. 

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule après « familiale et respectueuse de l'autorité ».

 

2) Et elle écrit « grand'mère » et non plus « grand-mère », dans ce chapitre. Mais peu importe.

 

3) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE fait dire à la grand-mère de Michel Dorques :

— Jamais mon fils ne sera heureux.

Au lieu de :

— Jamais mon petit-fils ne sera heureux.

C'est une habitude, chez Delly, de simplifier ainsi les rapports de famille, pour faire plus court.

De même, on trouve un peu plus loin :

— Mais pour mon fils, quelle amertume !

Au lieu de :

— Mais pour mon petit-fils, quelle amertume !

 

4) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français de « Je regrette et je reviens. », pour finir la phrase de Mme Dorques.

 

5) La collection "ROMANESQUE" écrit « au dehors », et non « au-dehors », ce qui est correct aussi, selon mon dictionnaire.

 

6) J'ai "corrigé" la ligne :

— Oh ! Mademoiselle, comme vos yeux brillent, dit Jean.

La transformant ainsi :

— Oh ! mademoiselle, comme vos yeux brillent ! dit Jean.

 

7) Dans la phrase : « Jean se tenait debout près de son père, qui appuyait sa main sur ses cheveux blonds, par un geste très habituel chez lui. », la main et les cheveux blonds n’appartiennent pas à la même personne, bien sûr. Mais, comme il n’y a pas de risque de confusion, Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE se permet cette licence grammaticale.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h13

 

 

 

 


 
 
posté le 07-08-2013 à 20:23:25

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 7

 Bien que la petite scène qui venait d'avoir lieu avec Mr Lasalle ne m'eût que médiocrement émue, il m'en restait un petit énervement qu'une promenade dissiperait très vite. J'allai donc prendre un chapeau et partis d'un bon pas vif.

 Je me dirigeai vers l'étang, que je n'avais pas vu depuis l'hiver. Un soleil très chaud éclairait les champs où se montrait la jeune verdure des moissons futures. Mais nous étions au temps des giboulées. Voici que le ciel d'un bleu pur se couvrait tout à coup. Le vent s'élevait et la pluie se mit à tomber en grosses gouttes froides et lourdes.

 Je me trouvais en ce moment près de l'Abbaye-Blanche. Derrière moi, un bruit de pas pressés se faisait entendre. Quelqu'un se trouva tout à coup à ma hauteur, une voix d'homme dit :

 — Acceptez l'hospitalité chez nous, mademoiselle, vous allez être transpercée.

 Je tournai un peu la tête et reconnut Mr Dorques.

 — J'accepte sans façon, monsieur !

 Et nous nous mîmes à courir sous l'averse, jusqu'à la maison au seuil de laquelle se tenait Mlle Dorques.

 Elle m'accueillit  par un cordial : « Bonjour, mademoiselle ! Entrez vite ! », me prit des mains mon parapluie, tandis que son frère m'introduisait dans la salle garnie de beaux vieux meubles bien astiqués, aux ferrures reluisantes.

 — Grand-mère, je vous amène Mlle Dorvenne, qui allait se trouver noyée sous cette averse ! dit la voix vibrante de Mr Dorques.

 L'aïeule était assise dans une des profondes embrasures de fenêtres. En face d'elle se trouvait un homme jeune, aux épaules trapues, qui tenait sur ses genoux la toute petite fille du fermier.

 Cet étranger se leva à notre entrée, tandis que la vieille dame disait de sa douce voix aimable :

 — Tu as très bien fait, Michel ! Venez vous asseoir, mademoiselle ; vous laisserez passer l'averse.

 Je m'avançai et pris la main qui m'était tendue, en répondant par un remerciement à cet accueil hospitalier.

 — Mon cousin, Jacques Mairet, dit Mr Dorques en désignant l'inconnu. Il possède une ferme non loin d'ici, à Bar-les-Chaumes, et vient très souvent passer le dimanche avec nous. J'aurais dû dire « mon frère », ajouta-t-il en souriant.

Je répondis au salut du jeune fermier, tout en enveloppant d'un rapide coup d'œil ce visage rude, à la barbe brune et dure, aux yeux noirs comme ceux de Mr Dorques, mais plus petits, plus froids, un peu impénétrables. Je songeai, tout en m'asseyant près de la vieille dame : « Voilà un homme peu commode, certainement. ».

 — Où est Jean, Marie ? demanda Mr Dorques.

 — Me voilà, papa !

 L'enfant surgit d'une pièce voisine ; il vint vers moi et me dit gentiment bonjour. Puis j'embrassai la petite fille et la pris sur mes genoux. Elle avait les cheveux roux et les yeux noirs de son père et semblait très douce, un peu frêle.

 — Marie, sers-nous du cidre, du bon cidre du cousin Milleret, dit Mme Dorques. Et fais goûter à Mlle Dorvenne de tes petites galettes.

 Je protestai faiblement. Au fond, je trouvais délicieuse cette halte dans la grande vieille salle où tout parlait des siècles passés, de traditions pieusement conservées, de vie familiale très digne. Quelque chose sommeillait en moi, qui tressaillait légèrement dans l'ambiance nouvelle. La vue du grand Christ suspendu au mur, à la place d'honneur, me laissait très calme, très indulgente. Je l'ai dit, le sectarisme n'était pas mon fait. J'avais le respect inné des opinions d'autrui, et si je les blâmais dans mon for intérieur, si je ne craignais pas d'affirmer les miennes, de les défendre contre les contradicteurs, je me gardais de les mépriser ou de les attaquer avec violence lorsque je les reconnaissais sincères.

 Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient tous sous ce rapport semblables à moi.

 Ce jour-là, je remarquai surtout la réelle intelligence des deux cousins. Ils avaient fait de sérieuses études, dont ils avaient profité : ils énonçaient des aperçus très personnels sur les gens et les choses. La conversation avec eux était fort agréable. Michel Dorques y mettait plus de charme, Jacques Mairet plus de pénétration aiguë et une pointe d'ironie pensive. Ce dernier parlait froidement, posément, sans s'animer jamais. Mais un sourire venait parfois entrouvrir ses lèvres, et alors la rude physionomie s'éclairait, s'embellissait, l'espace d'une seconde.

 Mr Dorques, lui, ne souriait guère. Cependant, aucune tristesse ne flottait dans ses yeux graves. Il me faisait l'effet d'un homme en pleine possession de toutes ses facultés physiques et morales, d'une belle nature bien équilibrée, qui devait réagir puissamment contre les influences affaiblissantes, contre les vains souvenirs du passé.

 Aimait-il encore celle qui l'avait délaissé ? Souffrait-il de son abandon ? Je me le demandais avec une curiosité sympathique en voyant devant moi ce calme visage énergique, au beau regard loyal et doux.

 Marie Dorques s'était assise près de moi. Son neveu était venu s'appuyer contre elle et elle caressait ses cheveux blonds qui bouclaient un peu. Elle causait peu, mais avec agrément, d'une belle voix tranquille et chaude qui était un charme pour l'oreille. Quand je me détournais pour lui parler, je voyais le crucifix d'argent que sa respiration soulevait doucement sur sa poitrine. Je voyais à sa main gauche un mince anneau, on aurait dit un anneau de fiançailles ou de mariage. Elle avait été religieuse, m'avait appris Mr Lasalle. Quelque chose en demeurait dans sa tenue sévère, toute noire, dans ses gestes mesurés, dans sa physionomie.

 L'averse avait été longue. Mais, néanmoins, quand elle cessa et que je voulus me lever, Mme Dorques protesta.

 — Restez encore un peu ! J'aime vous entendre causer avec Michel et Jacques. Et puis vous allez reprendre du cidre, puisque vous le trouvez si bon.

 — Vous êtes trop aimable, madame, et je viens de passer ici des instants charmants. Mais il faut que je rentre pour rejoindre ma pauvre sœur.

 — Vous avez une sœur à Sillery ? Elle est malade ? interrogea la vieille dame avec intérêt.

 Je racontai alors en quelques mots la triste histoire d'Alexine. Les deux femmes murmurèrent avec une compassion profonde :

 — Pauvre enfant ! Pauvre victime !

 — Oui, une victime ! dit la voix un peu voilée, mais très ferme pourtant, de Jacques Mairet. Et elle n'a rien pour la soutenir dans sa détresse, la malheureuse ! Rien que la terre et les consolations de la terre ! Pauvre, pauvre femme !

 Quelle pitié douce, immense, emplissait tout à coup, transfigurait ce regard froid !

 Et je vis qu'il se dirigeait vers Mr Dorques. Le fermier détournait un peu les yeux ; il regardait son fils qui, agenouillé sur le sol, jouait avec le chien de garde. Rien ne paraissait changé sur sa physionomie... Si, il y avait peut-être au coin des yeux un petit pli que je n'avais pas remarqué jusqu'ici.

 — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant, dit Mme Dorques, tandis que je prenais congé d'elle. Votre situation pourrait souffrir de relations aussi compromettantes.

 Le même sourire, mélancolique chez elle et Marie, ironique chez les deux hommes, un peu méprisant chez tous, se dessina sur les lèvres de mes hôtes.

 Je ripostai vivement : 

 — N'en croyez rien ! On n'est pas toujours si sottement méchant que cela dans notre administration. Si vous voulez bien me le permettre, je reviendrai un jour, en passant, pour voir ma petite amie Micheline.

 L'enfant tenait ma robe entre ses petites mains et levait vers moi ses beaux yeux noirs. Elle zézaya :

 — Line aime bien la demoiselle.

 — Et la demoiselle aime bien Line ! répondis-je en l'enlevant dans mes bras pour l'embrasser.

 — Vous avez conquis ma petite sauvage, mademoiselle, dit Mr Dorques avec son rare sourire. Elle sera toujours heureuse de vous voir, et nous aussi, s'il ne doit pas en résulter de dommage pour vous.

 — Aucun dommage, j'en suis persuadée. Merci, monsieur. Merci à tous d'avoir accueilli ainsi l'institutrice communale, car, enfin, d'autres, à votre place, m'auraient considérée comme l'ennemie !

 — Les vrais chrétiens n'ont pas d'ennemis, répondit tranquillement Michel Dorques. Ils n'ont que des adversaires, en qui ils doivent toujours considérer des frères égarés. S'il est de leur devoir de les combattre, c'est sans aigreur, sans haine surtout. Parfois ils se voient dans l'obligation pénible de les tenir à l'écart, pour éviter de contaminer les leurs, ou lorsque ces adversaires affichent leurs opinions avec une arrogance haineuse qui demande une leçon. Mais vous, mademoiselle, êtes une nature honnête et droite, nous le devinons, nous le comprenons à vos paroles, à votre physionomie qui est de celles dont on dit : « Elles ne savent pas mentir. ». Nous déplorons vos idées, l'orientation que vous pouvez donner aux petites intelligences qui vous sont confiées. Mais nous vous sentons sincère, et nous n'insultons pas vos opinions. Seulement, nous demandons à Dieu qu'il vous éclaire un jour.

 Son regard ému m'enveloppait, et je sentis un frémissement mystérieux courir en moi.

 En traversant la salle, accompagnée du fermier et de sa sœur, pour gagner la porte de sortie je remarquai à l'extrémité de la vaste pièce une jolie table à ouvrage, et près d'elle un fauteuil coquet, drapé d'étoffe claire. Les deux meubles étaient là tout seuls, près d'une fenêtre garnie de fleurs, et semblaient attendre quelqu'un.

*

**

 Je regagnai un peu hâtivement Sillery. Alexine, comptant sur une courte promenade, allait s'inquiéter peut-être. Dans le jardin, je ne trouvai que Mlle Jeantet. Elle m'apprit que ma sœur était rentrée chez elle depuis un moment pour vaquer à quelques petites occupations ménagères.

 — Elle ne s'est pas inquiétée du tout, ajouta-t-elle. En voyant la pluie, elle a pensé que vous vous étiez mise à l'abri et que c'était là la cause de votre retard. D'ailleurs, il faut bien le reconnaître, mon enfant, elle est en ce moment dans une période de morne indifférence pour tout et pour tous, hors ses enfants.

 — Oui, je le sais, pauvre chérie ! Je vais la rejoindre. Mais auparavant, mademoiselle, il faut que je vous apprenne quelque chose : Mr Lasalle m'a demandée en mariage cette après-midi.

 Aucune surprise ne se manifesta sur sa physionomie.

 — Je m'y attendais. Quelle a été votre réponse ?

 — C'est non. Je suis décidée à ne pas me marier.

 — Cette résolution ne sera peut-être pas définitive. Vous serez demandée plus d'une fois, charmante comme vous l'êtes. Car vous êtes mieux que belle, mademoiselle Solange. Vos yeux surtout, vos superbes yeux bleus, si profonds, si ardents sous leur apparence tranquille, sont faits pour prendre le cœur des hommes.

 J'eus un petit rire railleur :

 — Tant pis pour eux ! Mais je ne ferai rien pour cela, je vous assure ! Le cœur des hommes m'est très indifférent. Au revoir, mademoiselle, à ce soir !

 Elle m'arrêta en posant sa main sur mon bras.

 — Avez-vous quelque sympathie pour Dominique, mon enfant ?

 Je réfléchis un moment. L'impression produite sur moi par Mr Lasalle était assez complexe. J'appréciais son intelligence, je le croyais assez honnête homme, il professait des opinions qui étaient les miennes, avec une teinte plus intransigeante chez lui. Mais jamais, pour cet homme que je voyais chaque semaine, je n'avais ressenti une seconde cette sympathique confiance que m'inspirait déjà, par exemple, le fermier de l'Abbaye-Blanche.

 Je répondis franchement : 

 — Ni sympathie, ni antipathie. Mr Lasalle m'est indifférent, chère mademoiselle.

 Elle murmura :

 — C'est cela, je le pensais. Mais quand vous serez attirée par une autre belle nature comme la vôtre..., quand vous aimerez, enfant, vous ne ferez plus fi du cœur des hommes.

 Je secouai énergiquement la tête :

 — Non, jamais, jamais ! Ils sont tous odieux !

 Je m'interrompis. La physionomie de Michel Dorques surgissait devant moi, avec son expression loyale et forte et le sérieux profond, si doux pourtant, de ses yeux noirs.

 J'ajoutai pensivement :

 — Presque tous, du moins.

 — Allons, n'exagérez pas ! C'est la triste aventure de votre pauvre sœur qui vous donne ces idées-là. Mais il y a tout de même de bons maris, il y en aurait peut-être même quelques-uns de plus si certaines femmes avaient une exacte conscience de leurs devoirs, de leurs responsabilités, plus de tact, d'intelligence, d'affection éclairée aussi. Voyez-vous, il ne faut pas condamner en bloc, mon enfant. C'est une injustice et une erreur.

 — Peut-être, mademoiselle. Mais je me sens irréductible.

 Elle hocha un peu sa tête grisonnante et murmura avec un fin sourire :

 — Jeunesse !

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 1) J'ai rajouté une virgule après la fermeture des guillemets français de « Entrez vite ! » et un point après celles de « Voilà un homme peu commode, certainement. » et de « Elles ne savent pas mentir. ».

 2) J'ai écrit "entrouvrir" comme on le fait de nos jours. Mes livres écrivent le vieilli "entr'ouvrir".

 3) J'ai rajouté une virgule après « mais très ferme pourtant ».

 4) La collection "PRESSES POCKET" ne met pas de virgule entre « — Ni sympathie » et «  ni antipathie. ».

 5) Plus grave : des textes différents dans mes deux éditions :

 La collection "ROMANESQUE" écrit :

A) Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient sous ce rapport semblables à moi.

B) — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant, dit Mme Dorques, tandis que je prenais congé d'elle.

 Tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit :

A) Or, je devais m'apercevoir, au cours de mes rapports avec les Dorques et Jacques Mairet, qu'ils étaient tous sous ce rapport semblables à moi.

B) — Je n'ose vous demander de revenir nous voir, mon enfant.

 Dans chaque cas j'ai recopié le texte le plus long, qui n'a probablement pas été inventé.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h11

 

 

 

 

 


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posté le 06-08-2013 à 20:57:24

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 6

 Dans le courant de ce même mois, j'eus confirmation de ce que je pressentais par rapport à Alexine. Ma sœur, au milieu de sanglots déchirants, m'apprit qu'elle était abandonnée pour une jeune ouvrière en plumes et fleurs, parente d'Augustin, et que celui-ci demandait le divorce pour pouvoir l'épouser.

 — Elle gagne beaucoup, m'expliqua Alexine au milieu de hoquets convulsifs. Et il aime tant l'argent ! Et puis elle n'est pas fatiguée comme moi, elle est gaie et coquette. Je l'étais aussi quand il m'a épousée. Mais on ne peut pas le rester toujours, surtout quand les enfants arrivent. J'ai pourtant fait ce que j'ai pu ! Dans ces derniers temps, je prenais même de l'ouvrage auquel je travaillais toute la nuit, afin de pouvoir lui remettre quelque argent. Mais elle en gagne beaucoup plus. Et elle rit si bien !

 J'avais pris la pauvre petite dans mes bras, je cherchais des mots pour consoler cette douleur. Et elle répétait comme un refrain :

 — Je l'aimais tant !... Je l'aime tant !

 À ce moment, par la fenêtre ouverte, parvint un frais éclat de rire. Alexine se redressa et ses traits se contractèrent.

 — Tiens, l'entends-tu ? dit-elle d'une voix sifflante. Elle demeure dans le bâtiment en face, avec sa sœur, et elle rit tout le temps comme cela. Moi aussi, autrefois... Mais je ne peux plus. Ferme, Solange, que je ne l'entende pas !

 Je lui obéis. Mais tandis que je fermais la fenêtre j'entrevis à l'une de celles qui me faisaient face une tête brune frisée, un visage rond et frais, aux lèvres très rouges qui riaient, image de vie triomphante et d'insouciante gaieté qui me rendit plus douloureuse la vue de ma pauvre Alexine écrasée de désespoir.

 Je n'éprouvais pour Augustin que le mépris et l'indignation portés à leur dernière limite. Néanmoins, j'offris à ma sœur d'aller le voir, pour tenter de l'ébranler dans sa résolution.

 Je vis une lueur d'espoir traverser le regard morne d'Alexine.

 — Oh ! oui, vas-y ! Tâche d'obtenir qu'il ne demande pas le divorce. Alors il me reviendra un jour, j'en suis sûre. Il sait bien comme je l'aime, et que personne ne l'aimera jamais comme moi.

 Cette démarche me coûtait fort. D'autre part je comptais peu trouver chez lui Augustin. Le hasard me le fit croiser, comme il sortait, dans l'allée de la maison meublée, située dans une rue voisine, où il avait élu domicile depuis sa récente demande en divorce.

 Il eut à ma vue un brusque mouvement de surprise et de contrariété.

 — Vous, Solange !

 — Oui, moi qui voudrais vous parler.

 — Impossible, je suis attendu.

 — Il me faut cinq minutes.

 Probablement lut-il sur ma physionomie une décision inébranlable, car il dit d'un ton maussade :

 — Eh bien, venez.

 Nous montâmes l'escalier sordide ; il m'introduisit dans une chambre misérable et m'offrit une chaise que je ne pris pas.

 — Vous venez me parler d'Alexine ? dit-il brusquement. C'est inutile. Tout est décidé, et l'avocat m'a dit que le divorce serait certainement prononcé.

 — C'est odieux ! Ma sœur a pourtant toujours rempli son devoir à votre égard.

 — Oui, je ne dis pas, sauf en ces derniers temps.

 Je savais à quoi il faisait allusion, et c'était sur ce fait qu'il basait son instance en divorce. Un de leurs voisins, jeune célibataire d'assez mauvaise réputation, avait été fort malade, et Alexine, obéissant à son extrême bonté de cœur, émue par les plaintes et l'abandon de ce malheureux, l'avait soigné avec dévouement à l'insu de son mari, dont elle connaissait la nature sèche et peu serviable. Cela avait été exploité contre elle par lui, qui ne cherchait qu'une raison pour demander le divorce. Les protestations de la pauvre petite étaient restées lettre morte, d'autant mieux que des voisines, jalouses de ses manières qui n'étaient pas tout à fait celles de son entourage, avaient complaisamment pris parti pour Augustin.

 Je ripostai :

 — Vous savez bien qu'il n'en est rien. Et vous êtes un lâche d'abandonner ainsi votre femme et vos enfants !

 J'avais pris des résolutions de patience. Mais le fond ardent de ma nature l'emportait devant cet homme que je sentais dès l'abord invincible, froidement résolu.

 Il ne se cabra pas sous l'injure. Les idées antipatriotiques étaient devenues siennes, et l'épithète de « lâche » n'avait rien qui pût l'émouvoir. 

 — Je suis libre, j'agis comme il me plaît, répondit-il avec une déconcertante tranquillité. Jamais je ne me suis cru engagé pour la vie en épousant Alexine.

 — Mais elle se donnais toute à vous, pour toujours !

 — Cela, c'était son affaire. Chacun est libre. Soit dit entre nous, elle est un peu trop sentimentale, votre sœur, Solange. Il faut se faire une raison. Elle pourra se remarier aussi.

 Je l'enveloppai d'un regard méprisant.

 — Et vos enfants ?

 — Je les laisserai à leur mère tous les deux. J'aurais bien pris Louis, qui est gentil et déluré, mais Julienne n'en voudrait pas. Alors je donnerai quelque chose à Alexine pour eux. C'est la loi qui veut ça.

 Je dis lentement, sans quitter des yeux son visage calme et froid :

 — Vous êtes un misérable.

 Puis je sortis, suffoquant d'indignation contenue. Je m'en allai éteindre la dernière lueur d'espoir dans le cœur de ma pauvre Alexine.

 Dès le lendemain, je l'emmenai à Sillery avec les deux petits. Près de l'école se trouvait à louer une petite bicoque assez logeable. J'y installai ma sœur tant bien que mal. Avec mes émoluments et la petite somme qu'Augustin serait obligé de verser pour ses enfants, je devrais maintenant les faire vivre tous trois.

 Mlle Jeantet se montra parfaite pour Alexine et pour moi. Je ne m'étais pas trompée en la jugeant femme de cœur. Les parents de mes élèves nous témoignèrent aussi de la sympathie. On m'aimait, et la triste histoire de ma sœur avait éveillé un intérêt compatissant.

 La pauvre chérie s'enfermait dans son petit logis, sans vouloir se laisser distraire de son chagrin dévorant. Son visage se creusait un peu plus chaque jour, et je m'effrayais en remarquant sa ressemblance de plus en plus accentuée avec notre mère, telle qu'elle paraissait dans les dernières années de sa vie.

 Les enfants, Louis et André, étaient charmants. Louis avait deux ans, il se montrait le plus turbulent et le plus malicieux des bambins de cet âge. Il avait été le préféré de son père. Probablement, Augustin l'aurait réclamé si, comme il me l'avait laissé entendre, la brune Julienne ne s'était refusée à servir de mère à l'enfant. Ce supplément de chagrin avait été ainsi heureusement épargné à ma sœur. Elle aimait passionnément ses enfants, s'occupait d'eux avec un dévouement de tous les instants. Mais ils ne réussissaient pas à lui faire oublier son mari, bien au contraire, car tous deux ressemblaient à leur père.

*

**

 Je fus quelque temps avant de reprendre mes promenades bi-hebdomadaires. Je restais près de ma sœur chérie, j'essayais de secouer sa morne indifférence de toute chose, j'amusais les bébés, qui m'aimaient beaucoup. Parfois, quand venait un rayon de soleil, Alexine consentait à venir s'asseoir dans le jardin de l'école, tout proche. Elle travaillait à quelque raccommodage, en répondant par des monosyllabes aux essais de conversation de Mlle Jeantet. À nos pieds, les enfants se roulaient sur le sable. Puis le ciel se voilait, l'air fraîchissait, et nous rentrions dans la maison d'école, nous allions nous installer dans la chambre hospitalière de Mlle Jeantet. Elle nous faisait du thé, nous causions toutes deux des menus faits de Sillery, des évènements marquants du moment, presque jamais de politique. Nous avions reconnu que nos opinions ne concordaient pas sur ce point-là.

 — Voyez-vous, je suis une retardataire, ma petite, m'avait déclaré l'excellente demoiselle. Je crois encore que la religion est indispensable, que l'autorité et le principe d'ordre sont nécessaires dans un gouvernement et qu'il est dangereux de faire litière de toutes nos traditions françaises pour adopter uniquement les idées nouvelles, devenues d'emblée sacro-saintes. Vous, vous êtes de la nouvelle école. Nous ne pourrons jamais nous entendre sur ce sujet-là. Convenons donc de n'en pas parler.

 Nous convînmes et, sauf de rares exceptions, nous tînmes parole.

 Mr Lasalle et elle en usaient de même entre eux. Lui disait avec un demi-sourire narquois :

 — Il faut avoir pitié de vos petites faiblesses, cousine Jeanne.

 Elle déclarait :

 — Je n'aime pas entendre le fils de braves gens tranquilles, un garçon qui a été baptisé et a communié, m'avancer des théories pareilles.

 Et les questions religieuses et politiques, par un accord tacite, n'étaient plus discutées entre eux.

 Il venait cependant fréquemment chez sa cousine. Celle-ci s'en était étonnée d'abord, puis elle ne disait plus rien, et je remarquais un éclair de malice dans son regard chaque fois qu'arrivait Dominique.

 J'avais déjà vu la vie de près, elle s'était chargée de bonne heure de m'enlever toutes les naïvetés et les ignorances. Je savais pour qui venait Dominique Lasalle et je pressentais la demande qui allait m'être faite.

 Ce fut un dimanche de la fin de mars. Laissant Mlle Jeantet et Alexine, qui travaillaient dans le jardin, j'étais rentrée pour chercher un livre dans ma chambre. En descendant, je rencontrai dans le corridor Mr Lasalle, qui arrivait. Il me salua avec empressement, s'informa de la santé de ma sœur. Puis, voyant que je faisais un mouvement pour me diriger vers le jardin, il demanda :

 — Pourrais-je vous parler seul, mademoiselle ?

 Je savais qu'il faudrait en venir là. Aussi répondis-je, sans empressement comme sans froideur :

 — Certainement. Entrons ici.

 Je désignais une des salles de classe, dont la porte était ouverte. Nous nous trouvâmes debout, l'un en face de l'autre, dans la grande pièce aux murs blancs sur lesquels s'étalaient les cartes géographiques, le tableau noir, les images des poids et mesures.

 — Je vais droit au fait, dit-il d'une voix tranquille. Peut-être, d'ailleurs, avez-vous deviné déjà le sentiment que vous m'inspirez.

 Je répliquai, avec un calme non moins grand : 

 — Peut-être, en effet.

Il y eut un silence. Je soutenais sans trouble son regard, qui n'était plus froid en ce moment.

 — Mais vous voulez que je vous en assure ? Oui, il est toujours agréable pour une femme de s'entendre dire qu'on l'aime, qu'on l'aime à la folie.

 Ah ! vous prétendiez votre cousin inaccessible au sentiment, mademoiselle Jeantet ! Il vous aurait fallu le voir en ce moment penché vers moi, avec ses yeux qui m'enveloppaient de leur éclat passionné.

 — Solange, je vous aime ! Je vous demande de devenir ma femme.

 Rien ne s'agitait en moi. Je me sentais parfaitement calme. La demande ne me surprenait pas et j'avais deviné le sentiment dont j'étais l'objet. Mais mon cœur restait froid. Je n'aimais pas Dominique Lasalle.

 Ce fut d'un ton de paisible fermeté que je répondis :

 — Je vous remercie, mais je ne veux pas me marier.

 L'éclat de ses yeux s'effaça, tout son visage parut se couvrir d'une ombre.

 — Vous ne voulez pas ?... Pourquoi ?... C'est le malheur de votre sœur qui vous effraye ?

 — Ma résolution était prise auparavant. Mais elle ne peut qu'être fortifiée par l'exemple de ma pauvre Alexine !

 — Tous les ménages ne sont pas ainsi. Il en existe de bons. Le nôtre serait de ceux-là, car je vous serais si dévoué !

 — J'ai entendu Augustin dire quelque chose en ce genre à ma sœur pendant leurs fiançailles.

 — Il n'était pas sincère et moi je le suis !

 — Peut-être en ce moment. Mais qui peut prévoir ce qui se passera plus tard ? Et alors le divorce est là, si facile ! Au moins, quand le mariage était indissoluble, on pouvait espérer voir un jour revenir l'époux infidèle, on pouvait dire à l'enfant : « Ton père est parti, mais il reviendra. Ta mère voyage, tu la reverras un jour. ». Maintenant, la route du retour est fermée, l'enfant a deux foyers, ou, plutôt, dans nombre de cas, il n'en a plus du tout. Et l'époux resté fidèle, l'époux qui aime toujours, sait qu'il ne lui reste qu'à souffrir sans espoir.

 Il me regardait avec un étonnement profond.

 — Le mariage indissoluble ? Vous le regrettez ?

 — Je le trouve seul honorable, seul sûr et protecteur du faible. Si je n'avais été résolue depuis longtemps au célibat, c'est lui seul que j'aurais accepté.

 — Il n'existe pas pour nous autres, qui n'avons pas de religion. 

 — C'est vrai, murmurai-je.

 — Et il peut devenir une terrible chaîne. Voyez le fermier de l'Abbaye-Blanche.

 — S'il l'aime encore, s'il a beaucoup souffert, s'il espère la voir revenir, il fait bien.

 — Mais s'il ne l'aime plus ?... Et s'il en aime une autre un jour ?...

 Je restai un moment silencieuse, considérant vaguement le tableau noir placé devant moi.

 — Alors, oui, ce serait autre chose. Mais il n'en reste pas moins vrai que l'indissolubilité du mariage est, en thèse générale, une chose très belle.

 — En thèse générale, oui. Dans la pratique, elle peut devenir une chose diablement gênante.

 — Et nous autres, les émancipés, nous ne voulons plus de la gêne, plus des entraves des vieilles formules. Mais je vais encore plus loin. Je ne veux même pas m'embarrasser du mariage temporaire, même pas de l'union libre. Je veux rester Solange Dorvenne, toute seule.

 Quelque chose se crispa sur sa physionomie, ses yeux parurent s'enfoncer davantage dans l'orbite.

 — C'est que vous ne m'aimez pas ? dit-il d'une voix un peu âpre.

 Je répliquai avec calme :

 — C'est vrai, je ne vous aime pas, monsieur Lasalle.

 Il murmura :

 — Vous aimerez un jour..., et vous verrez alors.

 — Non, c'est décidé, mon cœur restera fermé. Maintenant, si vous le voulez bien, allons retrouver Mlle Jeantet et ma sœur au jardin.

 Il secoua la tête.

 — Non, je rentre chez moi. Mais j'espère que ce n'est pas votre dernier mot.

 — Mon tout dernier mot !

 Il s'était rapproché de moi et me saisit la main.

 — Solange, promettez-moi que vous réfléchirez ! Je ne vous demande pas de consentir là, tout de suite, mais un mot d'espoir !... Solange, je vous aime ! Je serai votre esclave jusqu'à la mort.

 Je retirai ma main en le toisant d'un regard ferme, sans me laisser émouvoir par la supplication ardente de ses yeux clairs.

 — Assez, je vous en prie, monsieur. Ma réponse est catégorique et je n'y reviendrai pas. Je regrette de vous désappointer, mais j'espère que vous ne m'en garderez pas rancune. Je n'ai pas d'antipathie contre vous, j'en ai seulement contre le mariage.

 Il ne répliqua rien. Son visage était redevenu très sombre. Je sortis de la salle et rejoignis Mlle Jeantet et Alexine.

 Ma sœur leva vers moi ses yeux bleus que les larmes avaient pâlis.

 — Va donc te promener un peu, Solange, puisque tu en avais l'habitude. Je resterai ici, bien tranquille, avec mademoiselle.

 — Oui, allez, mon enfant, ajouta Mlle Jeantet. Vous avez besoin d'exercice, vous perdez un peu la belle mine que ces quelques mois de séjour dans notre bon air campagnard vous avaient déjà procurée. Allez, nous nous tiendrons compagnie, Mme Biard et moi, en surveillant les petits.

Ma sœur ne voulait pas qu'on l'appelât « Mme Dorvenne ». Elle disait avec une navrante tristesse : « C'est moi qui suis la vraie femme d'Augustin. ».

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) L'édition "ROMANESQUE" va à ligne après « froidement résolu ». J’ai fait pareil ci-dessus.

Mais l’édition "PRESSES POCKET" ne va pas à la ligne.

 

2) En application de la réforme de l'orthographe du 6 décembre 1990, j'écris "évènement" et non "événement" (orthographe de mes exemplaires du roman mais qui ne correspond pas à la prononciation). Par contre, j'ai laissé "l'air fraîchissait", que j'aurais pu remplacer par "l'air fraichissait", en vertu de la même réforme. Mais comme l'orthographe ancienne ne comporte pas de faute de prononciation, je l'ai laissée. Je fais toujours ainsi. Évidemment, on peut voir les choses autrement. Qui voudra avoir le texte originel pourra toujours acheter d'occasion sur Internet la plus ancienne des éditions (que je n'ai pas).

 

3) J'ai rajouté une virgule après « sauf de rares exceptions ».

 

4) Le "a" devant "communié" manque dans l'édition "ROMANESQUE".

 

5) L'édition "PRESSES POCKET" ne va pas à la ligne après « Et s'il en aime une autre un jour ?... ». C'est assez étonnant. Heureusement, mon "édition de référence", l'édition "ROMANESQUE", souvent la meilleure, y va, à la ligne.

 

6) Plus grave : l'édition "PRESSES POCKET" écrit tout juste après : « Je restai silencieuse [...] », tandis que l'édition "ROMANESQUE" écrit : « Je restai un moment silencieuse [...] ».

C'est la première fois que je rencontre un texte différent avec écart de deux mots dans mes deux éditions. Mais ça ne m'étonne pas, quand je vois mes propres erreurs en relisant mon texte, une fois imprimé ! J'ai dû corriger tous les chapitres, pour plusieurs fautes, dont un petit oubli comme celui-ci, une fois.

Il doit rester des erreurs dans mon propre texte, c'est sûr ! Si quelqu'un en trouve une, qu'il n'hésite pas à m'écrire !

 

7) J'ai rajouté un point après la fermeture des guillemets français dans la citation virtuelle de Solange (dans sa longue réplique commençant par « Peut-être en ce moment. »), pour finir sa phrase. Et même chose à la fin du chapitre.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h06

 

 

 

 


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