LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910)

Texte intégral du chef-d’œuvre de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE

posté le 03-08-2013 à 14:00:54

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 5

 L'hiver était tardif cette année-là. Les froids n'arrivèrent qu'au commencement de janvier. Un après-midi de dimanche, je m'en allai vers le petit étang de Saint-Loup dans l'intention de voir s'il était complètement glacé. J'aimais ainsi à donner un but à mes promenades solitaires. Je me mis à marcher très vite sur le sol durci par une forte gelée nocturne. Un soleil pâle éclairait les terres brunes, craqueleuses, sous lesquelles la vie continuait son œuvre de reproduction, et les bois dépouillés qui reverdiraient demain. Entre deux plis de terrain, j'apercevais le scintillement de la rivière. Dans un horizon de brume argentée, des collines longues s'estompaient en grisaille et formaient un fond moelleux de teintes apaisantes au paysage d'hiver discrètement éclairé que j'avais sous les yeux.

 Dans un entourage de vieux arbres qui laissaient voir leur squelette dénudé s'étendait la ferme de l'Abbaye-Blanche. Le bâtiment principal était une ancienne construction monastique, noircie par le temps, solide encore. Des cordons de lierre couraient le long des murs roux caressés par le soleil. Des poules innombrables picoraient dans la grande cour admirablement tenue. D'ailleurs, l'aspect général de toute la ferme dénotait l'aisance et une direction entendue.

 Au passage, j'avais toujours un regard de complaisance pour cette demeure. J'aimais les vieux murs. Un levain de traditionalisme existait dans mon âme de jeune révolutionnaire, à mon insu.

 Dans la cour, une jeune personne vêtue de noir jouait avec un petit enfant. Elle tourna la tête quand je passai, et je vis un visage aux traits forts, à l'expression énergique et attirante. Je remarquai aussi qu'un grand crucifix d'argent retombait sur sa poitrine.

 L'étang était encore à une certaine distance de la ferme. Je l'eus cependant bientôt atteint. Il était pris, mais non fortement encore, surtout à certains endroits.

 Je demeurai un long moment debout, immobile, contemplant la nappe d'eau figée sur laquelle le soleil produisait de charmants jeux de lumière. Mon âme de poète frémissait. Des vers s'ébauchaient dans mon cerveau, le rêve de l'inspiration me prenait tout entière, et la lumière ambiante seule existait pour moi.

 Un bruit léger à mes côtés me fit tourner la tête. Un enfant était là, tout au bord de la berge. Avant que j'eusse pu faire un mouvement, il sautait sur la glace. Celle-ci craqua. D'un bond, je fus là, je me penchai, je le saisis entre mes bras. Il était temps. La glace craqua de nouveau et l'eau jaillit au-dessus.

 Mais l'enfant était sauvé. Il me regardait, étonné, ne comprenant pas. C'était un petit garçon de cinq ans environ, gentiment vêtu, à la mine éveillée, aux cheveux blonds.

 — Petit imprudent qui a manqué se noyer ! dis-je d'une voix qui tremblait un peu, car j'avais eu un moment de grand effroi. Tiens ! vois cette eau ! Si je n'avais été ici, tu serais là-dedans !

Mais il ne se rendait évidemment pas compte du danger. Il secoua sa petite tête en ripostant d'un ton décidé : 

 — Je voulais aller me promener sur la glace !

 — C'est dessous que tu aurais été, petit vilain ! Je vais te reconduire à tes parents pour être sûre que tu ne recommenceras pas. Où demeures-tu ?

 Il étendit la main dans la direction de l'Abbaye-Blanche :

 — À la ferme, madame.

 — Viens, alors !

Il se laissa emmener sans difficulté, en jetant toutefois vers l'étang un coup d'œil de regret. 

 Devant nous, venant à notre rencontre, apparut tout à coup une silhouette d'homme. Je sentis la main de l'enfant frémir un peu dans la mienne.

 — Voilà papa ! dit-il d'une voix craintive.

 — C'est lui qui est le fermier de l'Abbaye-Blanche ? demandai-je.

 Le petit fit signe que oui. Et, lâchant ma main, il s'élança vers son père.

 — Eh bien, Jean, que t'est-il arrivé ? Pourquoi es-tu ramené par madame ? dit une voix sonore et bien timbrée.

 Le fermier avait posé une main sur la tête de son fils et, de l'autre, il découvrait ses épais cheveux roux. C'était un homme grand et fort, aux larges épaules, à l'allure dégagée. Son visage, quant aux traits et à l'expression, me rappela celui de la jeune fille entrevue tout à l'heure dans la cour de la ferme. Je rencontrai des yeux noirs graves et doux, qui donnaient un grand charme à ce visage dont tous les traits dénotaient l'énergie et la volonté.

 Je répondis à la place de l'enfant, en racontant ce qui s'était passé. Sur la physionomie du père, une angoisse passa, et la main posée sur la tête du petit eut un léger tremblement.

 — Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, madame..., ou peut-être plutôt mademoiselle, car je crois reconnaître en vous l'institutrice adjointe de l'école communale.

 — Je suis, en effet, Mlle Dorvenne, monsieur.

 — Recevez donc, mademoiselle, les remerciements d'un père à qui vous venez d'épargner une affreuse douleur. Je ne l'oublierai jamais, et je serais trop heureux de pouvoir vous témoigner un jour, autrement que par des paroles, cette reconnaissance.

 Il était très ému et moi aussi. Il ajouta presque aussitôt, en appuyant un peu plus fort sur la tête de l'enfant :

 — Je venais de m'apercevoir de la disparition de Jean et j'allais à sa recherche... Voilà une désobéissance qui aurait pu te coûter bien cher, Jean, et elle sera sérieusement punie de telle sorte que tu n'auras plus envie de recommencer.

 Sa voix était calme, on n'aurait pu y discerner une nuance d'irritation. Et je remarquai un mélange de résolution et de tristesse dans le regard qui s'abaissait sur la petite tête courbée sous sa main.

 Jean avait bien envie de pleurer, je le voyais aux coins de sa bouche qui se retroussaient. Pourtant, il ne devait pas être bien terrible, ce jeune père aux yeux si doux et si bons.

 — Il regrette déjà sa faute et est certainement tout disposé à en demander pardon, dis-je. Puis-je solliciter sa grâce, monsieur ?

 — Je suis désolé de devoir opposer un refus à celle qui vient de sauver mon fils ! Demandez-moi toute autre chose, mademoiselle. Mais Jean doit être puni. Mes enfants sont élevés très sévèrement, et la correction promise, la punition encourue ne sont jamais levées.

 — Oh ! que vous êtes rigide ! ne pus-je m'empêcher de dire, un peu surprise de ces paroles qui, à mon avis, ne s'accordaient pas avec l'expression de cette physionomie.

 — Non, je suis seulement prudent.

 Une ombre fugitive voila son regard, ses lèvres frémirent un peu. Il reprit presque aussitôt :

 — Je serais heureux, mademoiselle, si vous vouliez venir jusqu'à la ferme, afin que ma grand-mère et ma sœur puissent vous remercier.

 — Cela n'en vaut certainement pas la peine ! Vous accordez trop d'importance à cet acte si naturel, monsieur.

 — Vous nous avez épargné un tel chagrin ! Nous ne saurions vous en être trop reconnaissants. Mais je n'ose insister.

 — Je ferais très volontiers la connaissance de ces dames ! répliquai-je dans un soudain élan d'une sympathie dont je n'étais pas coutumière si vite, au premier abord.

 — Venez donc. Nous sommes tout près de la ferme, d'ailleurs.

Je dis, tout en avançant près de lui :

 — Vous avez là une fort belle exploitation, me semble-t-il.

 — Elle est, en effet, assez considérable. Mon père l'a fort augmentée. Depuis plus d'un siècle, l'Abbaye-Blanche est dans notre famille, mais celle-ci a eu des hauts et des bas. Bienheureuse a-t-elle été de conserver toujours, malgré tout, la vieille maison et quelques terres ! Un héritier plus habile ou plus chanceux ramenait la prospérité. Nous avons toujours eu une grande force : le maintien des anciennes traditions et l'union entre tous les membres de notre famille. Les générations qui ne se laissent pas entamer sur ces points-là sont solides comme des rocs contre tous les assauts.

 — Vous êtes traditionaliste, monsieur ?

 — Complètement, mademoiselle. Il est si bon de sentir derrière soi le passé mort en apparence, vivant toujours cependant par l'âme de nos morts et par ces traditions qu'ils nous ont léguées, qui sont comme un souffle de cette âme même se prolongeant à travers les siècles !

 Je fus frappée de l'accent grave, convaincu, de sa voix. Et je songeai que cet homme devait être une intelligence, en même temps qu'une âme peu ordinaire.

 Dans la cour de la ferme, la jeune fille ne jouait plus avec le petit enfant. Debout près d'une vieille dame vêtue de noir, elle semblait guetter quelqu'un. À notre vue, elle s'avança vivement :

 — Tu l'as retrouvé, Michel ? Il était près de l'étang, n'est-ce pas ?

 — Oui. Et bien près d'être dedans ! Sans mademoiselle !...

 En quelques mots, il dit à sa sœur, puis à sa grand-mère, qui arrivait d'un pas encore alerte, ce qui s'était passé. De nouveau, je reçus des remerciements chaleureux. L'aïeule avait une bonne petite figure ridée très sympathique, elle me serrait les mains tant qu'elle pouvait entre ses doigts parcheminés. La petite-fille, moins démonstrative, m'enveloppait du regard très doux de ses yeux bruns.

 Après quelques mots échangés, je pris congé et m'engageai dans l'allée de vieux hêtres qui, de la ferme, menait à la route. Là, je me heurtai presque à Dominique Lasalle qui venait de Sillery.

 — Vous voilà en promenade, dis-je en répondant à son salut.

 — Oui, je vais jusqu'à l'étang, une petite course hygiénique simplement. Je déteste la campagne.

 — En effet, je sais, et sur ce point-là nous ne nous comprendrons guère.

 — Non, pas sur celui-là... Mais sur d'autres j'espère qu'il n'en sera pas de même.

 Il souriait — ce qui était rare chez lui — et son regard prenait une expression inaccoutumée en s'attachant sur moi.

 Je n'étais pas coquette, je n'avais jamais permis que l'on me courtisât. L'intention évidente de Mr Lasalle me déplut. Je ripostai sèchement :

 — Peut-être bien quand même. Je crois que vous avez des idées plus avancées que les miennes.

 — En matière sociale ? Oui, c'est possible. Mais on arrive toujours à s'entendre.

 — Non, pas toujours. Il y a des cas où les opinions sont inconciliables.

 — Certes, mais il n'en est pas ainsi des nôtres. Ah ! il en serait tout autrement si vous étiez comme ceux-là.

 Sa main s'étendait dans la direction de la ferme.

 — Eh bien ? qu'est-ce qu'ils sont, ceux-là ? dis-je d'un ton involontairement un peu agressif.

 — Nos pires ennemis. Michel Dorques, le fermier, est un des principaux soutiens de l'école libre et du curé. C'est le réactionnaire accompli. Sa sœur était religieuse ; sécularisée depuis l'année dernière, la voilà revenue au logis. Elle attire les enfants de chez nous pour leur faire apprendre le catéchisme. Ce sont des gens dangereux, qui ont malheureusement de l'influence par ici, car la famille habite le pays depuis des temps immémoriaux ; ils ont une certaine fortune et donnent beaucoup, m'a-t-on dit, ce qui reste toujours le meilleur moyen d'embobeliner les gens.

 — Ils peuvent donner par bonté, par esprit de justice, dans l'unique but d'améliorer le sort de leurs frères.

 Il eut un petit ricanement :

 — Le sort de leurs frères ! La bonne histoire ! Ça ne les occupe guère. Ils sont contents pourvu qu'ils encapuchonnent le plus possible de cerveaux et qu'ils mettent l'éteignoir sur les intelligences libres.

 Ces paroles me rappelèrent les belles phrases de mon père. Mais Mr Lasalle les prononçait beaucoup plus froidement, sans cet enthousiasme concentré qui existait chez mon pauvre papa. Elles semblaient ainsi moins redondantes, mais un adversaire les eût jugées plus dangereuses par cette froideur même.

 Je répliquai avec un sourire sceptique :

 — Croyez-vous qu'il en existe beaucoup, des intelligences libres ?

 Je vis une lueur d'ironie traverser ses yeux clairs.

 — Non, là, entre nous, je ne le crois pas. L'homme se laisse conduire, se fie à l'opinion du plus intelligent, mais surtout du plus fort et du plus habile. Il existe des exceptions, et nous en sommes, mademoiselle.

 — En effet, j'ai mes idées très personnelles, et je me crois une intelligence très libre, n'attendant rien d'autrui et ne lui demandant rien, sachant penser et vivre par moi-même. 

 — Moi de même. Mais nous sommes l'exception, je le répète. Tenez, nous parlions tout à l'heure des habitants de l'Abbaye-Blanche. Voilà un homme qui a vu sa femme l'abandonner, l'année dernière, s'en aller je ne sais où en le laissant avec deux enfants tout jeunes. Des amis lui ont conseillé de demander le divorce et de se remarier. Il a répondu avec indignation que sa religion le lui défendait, que l'infidèle restait toujours sa femme et ne serait jamais remplacée à son foyer. Voilà donc un homme jeune et plein de vie qui, pour obéir à de ridicules préjugés, gâche son existence, se prive du plaisir de la vengeance, le délicieux plaisir des dieux. Intelligence libre, celle-là, hein ?

 — Non, pas précisément. Mais peut-être aime-t-il encore cette femme ?

 — Raison de plus pour se venger ! Mais non, sa religion lui défend encore cela. C'est une raison en lisière, voilà tout. Tant pis pour lui ! Pendant ce temps, l'autre se moque de l'imbécile qui lui garde sa fidélité inviolable.

 Pourquoi, à ce moment, évoquai-je le souvenir du mariage de ma sœur, de cette cérémonie civile qui m'avait paru si froide, de l'impression de vide, de néant ressentie en entendant les promesses des époux ?

 Je murmurai pensivement, et il me parut que les mots sortaient malgré moi de mes lèvres :

 — Il y a cependant quelque chose de beau dans cette fidélité à un serment.

 Il me regarda d'un air surpris.

 — Un serment ? Oui, en effet, c'en est un pour les gens de son espèce. Mais nous autres voyons dans le mariage un engagement qui peut être temporaire, selon la volonté de l'un ou l'autre des époux. C'est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus humain, convenez-en !

 — Plus humain, oui. Plus raisonnable... peut-être.

 — Vous n'en êtes pas très sûre ?

 — Non, pas tout à fait. J'ai encore besoin de me faire une opinion là-dessus. Mais je vous retarde dans votre promenade. Bonsoir, monsieur.

 Je m'en allais vers Sillery d'un pas alerte d'abord et qui se ralentit peu à peu. Je songeai à Michel Dorques, à ses petits enfants qui n'avaient plus de mère. Voilà un homme jeune, sympathique, probablement aimant — son regard le disait, — dont la vie était brisée, finie, par la faute de quelque pécore sans cœur et sans cervelle. Il est vrai que rien ne l'empêchait de la refaire, de songer à un autre bonheur.

 Non, rien qu'un préjugé, une défense de ses prêtres. Peut-être un jour s'évaderait-il de cette geôle pour reprendre sa liberté morale. Mais j'avais lu tant de volonté consciente sur cette physionomie que je n'osais accuser de faiblesse le jeune fermier de l'Abbaye-Blanche et qu'une inconsciente admiration vibrait en moi devant la force morale qui permettait à un homme outragé de ne pas chercher la vengeance, de se considérer comme lié toujours par la promesse faite jadis devant les hommes, mais surtout devant son Dieu.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) L'adjectif "craqueleux" a disparu de nos jours. On dit désormais "craquelé".

 

2) Concernant la 1ère phrase du 2ème paragraphe, il est écrit, dans la collection "PRESSES POCKET" : « s'étendait la forme de l'Abbaye-Blanche », au lieu de « s'étendait la ferme de l'Abbaye-Blanche ». Je ne m'en étais pas rendu compte en tapant cet article, et j'ai donc rectifié après coup.

Parfois, des erreurs de typographie apparaissent dans l'une ou l'autre édition (article "la" au lieu de l'article "le", par exemple), mais, comme on rectifie aisément de soi-même, je ne les signale pas. Ici, c'était différent, selon moi.

 

3) Après « autrement que par des paroles », il n'y a rien, dans la collection "PRESSES POCKET". Ça m'a surpris. Du coup, j'ai regardé le texte dans mon "édition de référence", la collection "ROMANESQUE". Et là, j'y ai vu un... point ! Un tout petit point, comme quelquefois en fin de ligne. L

Bref, c’est une virgule qu’il faut mettre, et je l’ai mise.

 

4) L'édition "ROMANESQUE" écrit « grand'mère » tandis que l'édition "PRESSES POCKET", plus récente, écrit : « grand-mère ». Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, j'écris les mots ordinaires sous leur forme moderne ; d'où : « grand-mère », dans mon texte.

5) Après « tout en avançant près de lui », se trouve un point seul. Je l'ai remplacé par deux points.

6) J'ai rajouté le "e" qui manque à la fin de « sécularisé ».

7) Et, comme dans le chapitre précédent et ceux à venir, j'ai utilisé l'abréviation "Mr" pour "Monsieur", fidèle à mon idée.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 19h03

 

 

 

 

 

 

 


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posté le 02-08-2013 à 11:32:54

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 4

 En sortant de l'École Normale, je fus envoyée comme institutrice adjointe à Sillery.

 C'était un gros village, bien placé au centre d'un pays de riches cultures. Le goût de la campagne, qui existait en moi à l'état de germe, se développa aussitôt que je fus là, au milieu de cette population de paysans desquels me rapprochait le sang rustique qui coulait dans mes veines. L'atmosphère parisienne n'avait pas eu raison de l'atavisme. Et l'intellectuelle que je me piquais d'être se sentit aussi, très vite, de cette race campagnarde parmi laquelle elle allait vivre.

 L'institutrice en titre, Mlle Jeantet, se révéla à moi, dès l'abord, comme une bonne personne, point tracassante, dont le plus grave défaut me parut être une santé déplorable. Fort heureusement pour elle, il y avait peu à faire à l'école communale de Sillery. L'année précédente, quelques gros fermiers bien-pensants et le châtelain du pays s'étaient réunis pour fonder une école libre. Et l'autre s'était du coup vidée pour moitié.

 — Il n'y en a pas assez pour deux et trop aussi pour moi toute seule, disait Mlle Jeantet.

 Je pris sur moi la plus grosse tâche, car j'arrivais avec une provision d'énergie et de bonne volonté. J'aimais les enfants et j'avais un goût très prononcé pour l'enseignement. Je réunissais donc deux conditions nécessaires à la bonne institutrice. Les parents voulurent bien, au bout de quelques mois, me proclamer telle, et je sus plus tard que quelques-uns, hésitant à envoyer leurs enfants à l'école libre, s'étaient décidés à les laisser chez nous, « à cause de Mlle Dorvenne, qui enseignait si bien et qui savait prendre les mioches de façon à leur faire faire ce qu'elle voulait ».

 L'école de garçons, n'ayant pas de concurrence, se trouvait beaucoup mieux fournie en élèves. Le directeur était un cousin de Mlle Jeantet, Dominique Lasalle. Il venait de temps à autre voir sa parente. Il avait trente-cinq ans, c'était un grand brun, maigre de visage et de corps, avec des pommettes saillantes et des yeux enfoncés dans l'orbite. Sa physionomie était froide et intelligente, ses gestes toujours mesurés. Mlle Jeantet disait de lui :

 — C'est un garçon qui a de la valeur et une ambition proportionnée. Mais je crois que le sentiment ne le gêne pas.

 Nous causions parfois ensemble. Il avait une élocution facile et nette, ses idées sociales se rapprochaient des miennes. Lui, cependant, n'avait pas souffert comme moi de la misère. Ses parents étaient des cultivateurs très aisés, un bon petit bien lui reviendrait après leur mort. Et je n'en trouvais que plus méritoire son désir ardent d'une rénovation du peuple.

 Quand je fis cette réflexion à Mlle Jeantet, elle hocha doucement la tête, avec un petit sourire sceptique.

 — Bah ! bah ! il ne faut pas faire trop état de cela, chère mademoiselle ! Ce sont les idées du jour. Dominique sait qu'elles ne pourront que lui être utiles dans sa carrière.

 Je m'écriai :

 — Comment, mademoiselle, vous ne les croyez pas sincères de la part de votre cousin ?

 — Je ne dis pas cela absolument, mais enfin je le soupçonne d'être comme tant d'autres. Car si nous pouvions pénétrer dans le secret des cœurs, en trouverions-nous beaucoup de sincères, de désintéressés, parmi tous les sociologues de nos jours ? Et je dis cela surtout pour le parti auquel appartient Dominique. À des gens qui mettent le bonheur dans les jouissances de la terre, comment voulez-vous demander un désintéressement qui suppose de l'enthousiasme, et par conséquent un idéal ? La sociologie est pour eux un moyen ou une étiquette, voilà tout, sauf quelques exceptions honorables. Mais, si vous voulez vous éviter des désillusions, ne voyez pas d'emblée en eux des apôtres.

 Je soupçonnais déjà Mlle Jeantet de ne pas partager les idées de son cousin. Cette déclaration m'éclaira tout à fait. Mais je ne l'en estimais pas moins, car l'esprit sectaire n'était pas mon fait, et je reconnaissais à chacun le droit d'avoir son opinion, ce qui n'était pas le cas de Mr Lasalle, comme je m'en aperçus peu après.

 Le jeudi et le dimanche, je profitais de mes heures de liberté pour aller faire une longue promenade. La campagne était riche ici, le paysage se montrait empreint d'un charme calme et fortifiant. Le long des terres fraîchement labourées pour les semailles d'automne, je gagnais quelque joli coin, un petit bois où la mousse humide et les feuilles mortes sentaient bon, une anse de la petite rivière où des troncs d'arbres abattus m'offraient un siège, les jours où un rayon de soleil permettait de s'asseoir.

 Puis, parfois, j'allais voir ma sœur, car Sillery n'était pas loin de Paris. Mais elle ne venait pas chez moi. Son mari se montrait aussi regardant que travailleur, il la tenait dans une étroite dépendance. Bien qu'elle ne se plaignît jamais, j'avais le soupçon qu'elle n'était pas heureuse, depuis quelque temps surtout. Ses joues fraîches avaient bien pâli, ses yeux s'imprégnaient d'une mélancolie inquiète, et je ne voyais plus guère le sourire sur ses lèvres. Mais à mes questions elle répondait toujours, en prenant un petit air brave :

 — Cela va très bien, ma Solange. J'aime tant mon Augustin ! Et nos petits sont si gentils !

 Car elle avait deux enfants, deux petits garçons. Pour les élever, elle avait dû quitter son métier de couturière, afin de rester au logis. À un mot qu'elle laissa un jour échapper, je crus comprendre que son mari en était mécontent et lui reprochait de ne plus apporter sa part de gain.

 Je n'étais donc pas sans inquiétude de ce côté. Quant à Adrien, je n'en avais plus que de rares nouvelles. Il représentait le type de l'ouvrier noceur, paresseux, pas mauvaise nature au fond, mais qui se laisse entraîner et forme le plus sûr contingent des meneurs de grèves.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par André DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

 

1) J'ai rajouté une virgule après « très vite » (2ème paragraphe du chapitre).

 

2) Un peu plus loin, au 3ème paragraphe, il manque une virgule après « dès l'abord », dans la collection "PRESSES POCKET". Elle ne manque pas dans mon "édition de référence", la collection "ROMANESQUE" ; mais d'autres virgules, en fin de ligne, n'y sont pas toujours bien visibles (mal imprimées ?), dans cette collection.

 

3) Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE utilise le mot "sociologue" dans un sens qui n'est pas vraiment celui de 2013, on l'aura compris.

 

4) J'ai utilisé et j'utiliserai toujours l'abréviation PERSONNELLE "Mr" pour "Monsieur".

L'expérience m'a en effet appris le danger d'utiliser la norme française actuelle "M." pour "Monsieur".

Une mésaventure m'est en effet arrivée dans le passé à cause de la confusion qui s'est produite avec l'initiale d'un prénom.

"M." peut en effet être mis pour "Marie" ou pour tout autre prénom commençant par "M", "Michel" par exemple (deux prénoms du roman).

J'estime donc qu'il faut, pour l'abréviation de "Monsieur", adopter quelque chose qui soit sans ambiguïté, comme c'est le cas de "Mme" pour "Madame" et de "Mlle" pour "Mademoiselle".

"Mr" me semble tout indiqué et je ne comprends pas pourquoi cela n'est pas enfin entré dans les mœurs.

 

5) L'édition "ROMANESQUE" écrit « bien pensants » en deux mots tandis que l'édition "PRESSES POCKET" l'écrit en un seul mot : « bien-pensants ».

J'ai préféré l'écriture avec le tiret, qui me semble plus logique, et qui par ailleurs est celle de mon dictionnaire le plus récent (HACHETTE, 2005). 

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h55

 

 

 

 


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posté le 01-08-2013 à 13:59:24

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 3

 Le désarroi régna dès lors dans notre triste logis. Mon père, désespéré, ne voulait plus travailler. Il restait des heures assis, l'œil fixé sur la machine à coudre silencieuse, évoquant sans doute la forme frêle et courbée qui y était naguère attachée comme un forçat à sa chaîne. Pauvre père, peut-être tardivement éclairé, se disait-il qu'il avait bien contribué, par son insouciance, à alourdir le fardeau sous lequel avait succombé la morte !

 Et nous aussi — Alexine et moi du moins — nous songions avec désespoir que nous aurions pu faire mieux pour elle, lui éviter des soucis, lui alléger certaines tâches.

 Comme elle nous manquait, cette mère silencieuse et peu démonstrative, mais qui nous aimait fortement et qui était notre mère, enfin !

 Pour étourdir mon chagrin, je me plongeais dans l'étude avec acharnement. J'avais été reçue à l'École Normale, je revenais seulement au logis les jours de sortie. Mon père, poussé par le besoin, se remettait au travail ; Alexine gagnait un peu maintenant ; Adrien, comme mécanicien, recevait de quoi suffire largement à ses besoins. Et d'un vieux cousin du Berri, mort sans enfants, nous venions d'hériter une petite somme. La pauvre maman était partie au moment où une éclaircie se produisait dans notre horizon de misère.

 Il s'assombrit bientôt de nouveau par le fait d'Adrien. Notre mère seule avait eu de l'influence sur lui, et réussissait à l'arrêter sur les mauvaises pentes vers lesquelles il penchait volontiers. Elle partie, et son premier chagrin passé, il commença à se laisser entraîner. Mon père, indulgent d'abord, lui adressa des reproches, s'emporta, et, finalement, à la suite d'une scène violente, le mit hors de chez lui. Adrien s'installa dans un autre quartier, nous ne le vîmes plus que rarement et quelques tristes échos de sa vie parvinrent seulement jusqu'à nous.

 Alexine et moi atteignions dix-neuf ans lorsque ma jumelle fut demandée en mariage par un jeune ouvrier électricien, Augustin Biard, dont la famille habitait notre maison. C'était un garçon honnête et travailleur, un peu froid d'aspect, assez bien de sa personne. Il plaisait à Alexine — elle m'avoua même qu'elle l'aimait en secret. Le mariage eut lieu au mois de mai, par un jour ensoleillé. Alexine avait fait des économies pour avoir une robe blanche, une robe en laine, très simple, qu'ornait un petit bouquet de fleurs d'oranger. Je posai la couronne sur ses fins cheveux blonds, qui frisottaient autour de son visage rosé. Elle était fraîche et mignonne, mon Alexine. Pour des jumelles, nous nous ressemblions bien peu. Grande et mince, j'avais un teint mat, des traits fermes, de lourds cheveux bruns et des yeux d'un bleu ardent, « d'un bleu de feu », disait mon père. L'énergie se lisait dans ce regard et souvent aussi une réflexion pensive. Au moral, nous étions également dissemblables. Alexine était la petite fleur parisienne, sentimentale et gaie, un peu coquette, enfant jusqu'au jour du mariage, et qui très souvent sera une femme dévouée, qui le serait surtout bien plus encore si une ferme direction morale, si une foi agissante venaient l'aider au milieu des dangers et des luttes de son existence.

 Sentimentale, sa jumelle ne l'était pas le moins du monde. Tout poète que je fusse, je voyais la vie sous un angle très pratique et l'amour n'était à mes yeux qu'une périlleuse chimère dont je me jugeais très garantie par mes goûts d'études et la vocation pédagogique qui se dessinait très nettement en moi. Ma nature était cependant singulièrement ardente, un peu entière, très capable d'affection. Mais l'orgueil de mon enfance existait toujours. Et Solange Dorvenne avait tacitement convenu avec elle-même qu'elle ne se donnerait à aucun homme, qu'elle resterait indépendante et libre de sa destinée.

 — Le mariage de ta sœur changera tes idées, fillette, m'avait prédit mon père.

 Il n'en fut rien, tout au contraire. La brève sécheresse de la cérémonie civile m'impressionna, et, en entendant le « oui » sortir des lèvres d'Alexine et d'Augustin, j'eus la sensation rapide du vide de ces promesses humaines faites devant des humains, sans que la pensée divine planât sur eux, sans que Dieu fût pris à témoin de cette union. Une tristesse indicible m'envahit, et je fus quelque temps avant de pouvoir la secouer, au cours de cette journée de fête qui nous réunissait tous pour un jour, car Adrien avait reparu en la circonstance.

 Depuis, bien qu'Alexine parût heureuse, je pensai au mariage avec plus d'hostilité encore. Tandis que ma sœur s'en allait vers la vie avec une confiance d'enfant, je réfléchissais, je m'étudiais et j'étudiais les autres, je me faisais une âme de sceptique.

 L'hiver qui suivit le mariage d'Alexine, mon père rentra un soir avec des frissons. Le lendemain, il était très mal. Il refusa de se laisser porter à l'hôpital, en disant que ce n'était pas la peine et qu'il voulait mourir chez lui. Alexine, qui habitait la même maison, me fit prévenir et j'accourus près de lui. Nous envoyâmes chercher Adrien, mais il fut introuvable. Ma sœur et moi assistâmes seules aux derniers moments de notre père. Tandis qu'il pouvait encore parler distinctement, il me remit son cahier de vers en me disant :

 — Je te le confie à toi toute seule, ma petite Solange. Quand viendra le grand soir, tu feras connaître au monde des prolétaires mon "Chant de la Misère". C'est le seul héritage de ton père, mais il fera peut-être un jour trembler les riches.

 Bientôt il ne parla plus. Mais il souffrait atrocement et se plaignait sans relâche. Nous assistions, silencieuses et impuissantes, à cette agonie. Et voici qu'un mot sortit de ses lèvres. Je me penchai vivement pour le saisir.

 — Un prêtre !

 Je répondis doucement en l'embrassant :

 — Ne crains rien, mon pauvre papa, ils ne t'approcheront pas ! Tes petites filles sont là, qui t'aiment et ne te quitteront pas.

 Un regard d'inoubliable angoisse m'enveloppa, et les lèvres desséchées laissèrent encore passer ce mot, comme un souffle :

 — Un prêtre !

 Je regardai Alexine. Elle dit à mi-voix :

 — Le pauvre père, comme il les craint et les déteste ! On m'a dit cependant qu'il y en avait de bons, mais c'est par hasard, probablement.

 J'essuyai la sueur qui coulait sur le visage du mourant. Et il ne parla plus. Mais jusqu'à la fin son regard terrifié et suppliant s'attacha sur nous, et il partit ainsi sans que nous ayons compris.

 Comment nous, les petites athées, aurions-nous pu avoir le soupçon de ce qu'il nous demandait de toutes les forces de son âme baptisée, nourrie autrefois de l'enseignement chrétien, et qui avait « vu » à ses derniers moments, qui avait vu ce Dieu nié et blasphémé pendant tant d'années, mais auquel elle n'avait peut-être jamais cessé de croire ?

 Je souhaite qu'il s'en trouve peu, dans notre France déchristianisée, de ces pères et de ces mères qui verront, à leur heure dernière, leur désir suprême incompris des enfants qu'ils ont fait élever dans l'ignorance et la haine de Dieu !

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d'Alexis DORVENNE :

1) J'ai supprimé une virgule, en tout début de chapitre, entre « peut-être » et « tardivement éclairé ». Il me semble que la phrase n'a pas de sens avec cette virgule ; alors qu'elle est très sensée sans cette virgule.

2) Un peu plus loin, j'ai supprimé une autre virgule, entre « indulgent » et « d'abord », trouvant que c'était beaucoup mieux ainsi. Avant de m'apercevoir que... cette virgule n'existe pas dans mon "édition de référence", celle de la collection "ROMANESQUE". Je l'aurais donc supprimée de toute façon. (Je tape avec mon exemplaire de la collection "PRESSES POCKET" et relis avec mon exemplaire de la collection "ROMANESQUE".)

3) La collection "ROMANESQUE" écrit : « par mes goûts d'études », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « par mes goûts d'étude ». J'ai choisi l'écriture de la collection "ROMANESQUE", à qui je donne en général la préférence. Mais bon, on peut comprendre à peu près aussi bien « le goût pour les études » que « le goût pour l'étude ».

4) Je n'ai vraiment pas aimé le passé simple dans « je pensai au mariage avec plus d'hostilité encore. ». J'aurais préféré l'imparfait, comme quatre fois sur quatre dans la phrase suivante. Mais bon, je l'ai laissé. Essayez avec « croire » (ou « coudre » ou « mordre », etc.) pour vous faire votre propre opinion.

5) La collection "ROMANESQUE" écrit : « Je regardai Alexine. », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « Je regardais Alexine. ». Encore une fois, j'ai choisi l'écriture de la collection "ROMANESQUE". L'imparfait de la collection "PRESSES POCKET" m'avait d'ailleurs choqué.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h51

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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posté le 31-07-2013 à 11:12:14

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 2

 Quelques années passèrent, toutes pareilles, toutes marquées au coin de la pauvreté, du travail acharné pour ma pauvre mère, du chômage fréquent pour mon père. L'étude me passionnait de plus en plus. Par contre, elle laissait insensibles Adrien et Alexine.

 Le seul incident marquant fut une journée tout entière — un lundi de Pentecôte — passée dans un coin de banlieue que nous qualifiions de campagne, nous qui n'avions jamais quitté Paris. Ce fut une joie inoubliable. Nous nous roulâmes dans l'herbe, nous cueillîmes quelques fleurettes découvertes avec peine, nous fîmes les fous avec délices. Ma mère, assise à l'ombre du seul arbre un peu touffu, semblait jouir autant que nous de l'air, du soleil, de la verdure. Ses grands yeux tristes s'éclairaient un peu, son teint, son pauvre teint plombé, prenait un semblant de couleur, et, une fois, je la vis sourire.

 Puis nous rentrâmes dans le triste logement ; ma mère se remit à la machine à coudre, et la journée « à la campagne » ne se renouvela plus.

 Comme j'atteignais mes onze ans, il se produisit un fait qui devait avoir une influence profonde sur ma destinée.

 Un jour, seule dans la première pièce de notre logement, je récitais des vers de Victor Hugo appris récemment. J'y mettais toute mon ardeur, toute mon âme. Quand j'eus fini, je vis que mon père était là, debout au seuil de la porte, simplement poussée tout à l'heure.

 — Tu dis ça rudement bien, petite, s'exclama-t-il. Répète un peu, pour voir.

 Je ne me fis pas prier, très fière et heureuse que mon père s'occupât de moi, dont il ne s'inquiétait guère d'habitude.

 — Mais c'est tout à fait bien ! C'est ça qui m'a toujours manqué, de savoir dire comme il faut... Attends, tu vas me lire quelque chose...

 Il s'en alla vers une armoire, prit sur une planche tout en haut un vieux cahier et vint le poser devant moi.

 — Tiens, dis-moi ça, petite !

 En haut d'une page, je lus ces mots : "le Chant de la Misère". Et au-dessous s'alignaient des strophes écrites de la main de mon père. 

 C'était le cri de la misère et de la souffrance, de la misère révoltée, de la souffrance qui se traîne sur le sol, qui demande à la terre seule et à ses jouissances le soulagement et l'oubli. Le vers âpre et rude, souvent imparfait, jamais plat ou vulgaire, donnait un singulier relief à cette peinture violente de la vie du prolétaire, de ses haines et de ses aspirations vers des joies tangibles, des joies de riche. Toutes les misères que je connaissais déjà — les dures misères du pauvre — y étaient décrites en mots brefs, frustes, qui se heurtaient comme des cris de rage. Une vie intense circulait à travers toute l'œuvre, une vie débordante et farouche, mais douloureuse, sur laquelle planaient la haine et le désespoir.

 Et tandis que je lisais tout haut, ainsi que le voulait mon père, les strophes colorées et brutales éveillaient dans mon cerveau d'enfant un écho qui sommeillait. Toute petite, je réfléchissais déjà beaucoup ; depuis deux ans, les idées, les interrogations bouillonnaient chez moi. Alors que mes petites compagnes et ma sœur se laissaient vivre, passives pour la plupart, quelques-unes déjà révoltées, mais ne cherchaient pas le « pourquoi » des choses, moi, je songeais et j'emmagasinais un monde de réflexions dans ma jeune cervelle. 

 Oui, je les connaissais, tous ces « forçats de la misère » ! Ils étaient légion autour de nous. Nous en étions nous-mêmes, nous connaissions toutes les affres décrites là, en ces vers de passion âpre et sombre.

 Quand j'eus fini de lire, je regardai mon père en murmurant d'une voix oppressée :

 — Oh ! papa, que c'est beau ! Que c'est beau !

 Je vis rayonner ses yeux pâles.

 — Ah ! tu trouves, petite ? C'est mon grand œuvre, cela ! Et tu le dis pas mal. Mais tu peux faire mieux, je sens ça. Seulement, tu es encore un peu jeune pour comprendre...

 — Oh ! si, je comprends, protestai-je vivement. Et je sens bien tout ça, vois-tu, papa ! Il m'attira à lui et me regarda dans les yeux.

 — Oui, tu as un regard intelligent, où il y a quelque chose... Il faudra que je t'apprenne à faire des vers.

 — Oh ! papa, quel bonheur !

 — Ça te fait plaisir ? Tu aimeras cela ?

 — Oui ! Oh ! oui !

 — Allons ! C'est peut-être toi qui hériteras de mes goûts ! Adrien ne comprend rien à tout cela...

 Il s'interrompit, hésita une seconde, puis, posant sa main sur le cahier ouvert :

 — Je vais te dire un secret. Ces vers, personne ne les connaît, sauf ta mère, mais elle non plus n'a pas l'idée à ça, ajouta-t-il avec une moue de dédain. Je veux qu'ils demeurent inconnus jusqu'au jour où le prolétariat, enfin conscient de sa force, se lèvera en masse pour conquérir le pouvoir et la richesse. Alors, mon œuvre paraîtra, et elle sera lue de tous, elle surexcitera les énergies, elle sera le grand cri douloureux de tout le peuple asservi qui se révolte et qui veut vivre.

 Ses yeux luisaient d'une fièvre soudaine. La griserie des grandes phrases s'emparait de son cerveau, lui ôtait toute notion du lieu et de l'auditoire. Il parla, parla, écouté religieusement par moi, que "le Chant de la Misère" avait plongée dans une admiration enivrée. Il parlait encore lorsque ma mère rentra.

 — Qu'est-ce que tu racontes à cette petite ? dit-elle lorsque l'essoufflement produit par la montée des cinq étages se fut un peu atténué. Tu ne vas pas nous faire des discours ici, j'imagine ?

 — J'aide à l'évolution de sa raison, répondit pompeusement mon père. Elle est fameusement plus intelligente qu'Adrien et Alexine, cette petite-là !

 — La maîtresse le dit aussi. Elle apprend ce qu'elle veut et retient tout. Mais Alexine est bien plus adroite pour la couture.

 — Eh bien ! on fera de Solange une institutrice.

 — Oh ! oui, papa ! m'écriai-je.

 Il me donna une tape sur la joue.

 — Ça t'irait ? On verra ça, alors.

 Ma mère haussa les épaules.

 — Et avec quoi la nourrirons-nous jusqu'à ce qu'elle soit payée ? Il faut qu'elle entre en apprentissage dans quelques mois, d'autant plus que nous aurons encore un peu moins désormais pour vivre. Mme Rollet vient de m'avertir qu'elle me diminuait de vingt centimes par confection.

 — Malheur ! gronda mon père. Ces gens-là nous sucent le sang. Ah ! quand on aura balayé tout ça !

 Il s'en alla vers l'armoire pour y renfermer le précieux cahier, tandis que ma mère, tout en toussant, enlevait son châle et s'installait à sa machine.

*

**

 Il paraît que mon père, si insouciant d'ordinaire, avait été réellement frappé de mon intelligence, car le lendemain il alla trouver Mme Valier et revint triomphant en annonçant que la maîtresse, étant donné mes remarquables dispositions, l'avait assuré que je pourrais faire mes études sans aucun frais et remporter haut la main mon diplôme d'institutrice.

 — Je le sais bien ! répondit ma mère de son air lassé. Mais, pour la nourrir, pour l'entretenir jusqu'à l'École Normale ?

 — Bah ! on y arrivera bien tout de même ! Adrien, dans quelque temps, sera payé...

 — Nous ne verrons pas grand-chose de son argent ! Il aime le plaisir et ne se privera pas pour nous aider.

 — Nous verrons ça. Et quant à Solange, elle sera institutrice, c'est décidé.

 Ma mère ne discuta pas davantage. Si elle l'avait voulu — et pourvu qu'elle ne lui demandât pas de travailler quand il n'en avait pas l'idée, — elle aurait conduit mon père à son gré pour tout le reste. Mais j'ai compris depuis que l'affaiblissement de sa santé, et probablement aussi cet abandon fataliste des âmes qu'une foi profonde, une espérance ferme ne vivifient pas, annihilaient le germe d'énergie qui était en elle et qui s'était parfois développé dans les premiers temps après son mariage.

 Je continuai donc mes classes, tandis qu'Alexine, à peine ses douze ans sonnés, entrait en apprentissage chez une couturière.

 Deux années passèrent ainsi. Tandis que ma sœur restait gaie et insouciante, je devenais songeuse, je me plongeais dans les livres et je faisais des vers. Car mon père avait tenu sa promesse. Et à mon premier essai il s'exclama avec enthousiasme :

 — Tu es poète, ma fille ! Toi seule tiens de moi pour cela !

 Plus d'une fois nous relûmes ensemble ses œuvres, et surtout "le Chant de la Misère", sa préférée. Un jour de chômage, il m'emmena vers les riches quartiers, me fit parcourir les boulevards, et quand nous eûmes les yeux et le cerveau bien remplis de ces visions de luxe, de vie élégante et jouisseuse, de joie apparente, nous rentrâmes ; il s'assit devant une table et écrivit d'une traite une neuvième strophe au "Chant de la Misère".

 Oh ! les mots ardents, les mots d'âpre fureur et de haine farouche qui coulèrent là, qui s'incrustèrent à la fois sur le papier grossier où la plume s'accrochait et dans mon cerveau d'adolescente.

 Les succès que je remportais en classe, les compliments que je recevais, l'attention qu'apportait mon père à mes études et la préférence qui faisait de moi sa confidente exaltaient quelque peu mon jeune orgueil. Je traitais d'assez haut Adrien et Alexine, qui, bons enfants tous deux, ne s'en offusquaient pas. Mais tandis que mon frère riait de mes prétentions, la blonde Alexine m'admirait de tout son cœur.

 Au reste, ce travers ne m'empêchait pas de les aimer fort, elle surtout, ma douce jumelle aux yeux bruns si tendres, qui était ma meilleure, presque ma seule amie.

 Au logis, la misère rôdait toujours autour de nous. Ma mère donnait son dernier reste de vie dans un travail acharné. Elle n'était plus qu'une ombre, son pauvre visage prenait des teintes de vieille cire, ses os pointaient sous son vieux corsage. Des quintes de toux, interminables et déchirantes, secouaient son corps usé.

 Plusieurs fois, en la voyant ainsi, nous la suppliâmes, Alexine et moi, de nous laisser prendre sa place à la machine, le soir. Si peu adroite que je fusse, je croyais pouvoir, en suivant ses indications, arriver à un résultat convenable.

 Mais elle nous repoussa avec un reste de vivacité :

 — Non ! non ! C'est assez de moi ! Vous, vous commencez la vie, il ne faut pas vous tuer encore.

 Et la machine reprenait sa marche, la confection s'achevait dans la nuit. Demain, elle s'en irait, alléchante de forme et de prix, elle s'en irait porter le germe terrible au sein d'une famille. Des jeunes femmes, des jeunes filles seraient touchées, la mort les emporterait à leur tour, peut-être en plein bonheur. Ah ! la terrifiante revanche de la misère sur l'égoïsme et l'oubli des classes qui possèdent ! À celle-là, personne de nous ne songeait, et cependant c'était la plus effroyable et c'était celle de chaque jour.

 Ma pauvre mère travailla jusqu'à la fin. Un soir, elle s'affaissa en quittant sa machine. Le lendemain, elle ne put se lever. Et dès lors elle resta là, étendue sur son vieux lit, silencieuse, écoutant la vie qui s'en allait. Elle ne se plaignait pas, elle endurait ses souffrances avec cette résignation froide et cet air un peu fermé que je lui avais toujours connus. Quand elle nous regardait seulement, quelque chose d'humide et de douloureux passait dans ses yeux restés beaux toujours et qui se voyaient seuls dans sa pauvre figure émaciée. Puis ils reprenaient leur expression de tristesse vague un peu désespérée.

 Le troisième jour, au matin, elle appela mon père qui la veillait dans cette dernière partie de la nuit, car elle avait de continuelles suffocations pendant lesquelles nous croyions toujours la voir rester entre nos mains.

 En un instant, nous fûmes là. Elle avait senti la mort venir, et nous la voyions aussi dans ses yeux, sur son visage qui n'était plus celui de la veille.

 Mon père, sanglotant, lui avait pris la main et lui disait des mots sans suite, des mots fous, arrachés par le chagrin. Dans son regard à elle s'exprimait une inquiétude soudaine. Il semblait qu'un souvenir ou une vision passât devant ses yeux. Et elle dit tout à coup, d'une voix qui s'entendait à peine :

 — S'il y avait un bon Dieu, tout de même ?... Si c'était vrai ?

 — Mais non, Jeannette, mais non ! balbutia mon père. C'est des histoires de curés. Il ne te fera rien, le bon Dieu, parce qu'il n'y en a pas, bien vrai.

 Un dernier reste de vie parut alors galvaniser la mourante. Elle eut un mouvement comme pour se soulever, une lueur de révolte et de douleur traversa son regard, et sa voix redevenue distincte dit lentement :

 — Alors, il n'y a plus rien ?... Plus rien que le trou dans la terre ? Et c'est pour ça qu'on vit ?

 Une suffocation lui monta à la gorge, un flot de sang jaillit. Et elle passa dans cette crise, en fixant sur nous ses grands yeux douloureux où demeurait une lueur de tristesse désespérée.

 Ce fut ainsi que je connus cette chose affreuse : la mort du pauvre à qui on a enlevé la foi, qui a travaillé et souffert toute sa vie au milieu des pires privations et s'en va sans consolation, sans espoir autre que le néant, le pauvre que l'Église exalte et qui prend sa revanche triomphante au moment de la mort, en voyant avec l'œil de sa foi le Christ penché vers lui pour l'accueillir comme son enfant de prédilection.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly". 

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Note d'Alexis DORVENNE : je prends pour référence l'édition de la collection "ROMANESQUE" (pas de date d'impression ; imprimé à Verviers, en Belgique, pays où la date d'impression n'était pas obligatoire).

J'ai aussi un exemplaire de la collection "PRESSES POCKET" (même éditeur : Le DAUPHIN), achevé d'imprimer au 4ème trimestre 1979. Dans ce chapitre, le texte en est différent, sur deux points :

1) Pas de majuscule au "t" de "Toi" après « Tu es poète, ma fille ! ».

2) En toute fin de chapitre, il est écrit : « avec l'œil de la foi » et non « avec l'œil de sa foi ».

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Note d'Alexis DORVENNE : c'est moi qui ai remplacé le point par deux points après « qui s'entendait à peine ».

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h48

 

 

 

 


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posté le 29-07-2013 à 17:49:53

LE CHANT DE LA MISÈRE (Delly, 1910) Chapitre 1

 Ma sœur Alexine et moi, nous naquîmes dans une salle d'hôpital, la veille de Noël.

 Mon père, Félix Dorvenne, exerçait la profession de serrurier. Il gagnait de bonnes journées, lorsqu'il travaillait. Mais il lui plaisait beaucoup mieux de discuter pendant des heures à une table d'estaminet, en sirotant un café ou une inoffensive limonade, car il détestait l'alcool et ne se grisait que de tirades révolutionnaires, d'aspirations véhémentes vers l'âge d'or du prolétariat vainqueur.

 Cette ivresse-là, pour n'avoir pas certaines conséquences de l'autre, en arrivait néanmoins à un résultat semblable : le dégoût du travail. Et, en attendant que le flot des prospérités se déversât sur la classe ouvrière, Félix Dorvenne laissait manquer les siens du nécessaire.

 Voilà pourquoi nous vîmes le jour à l'hôpital. Et ce fut par un juron furieux que mon père accueillit la nouvelle.

  — Trois enfants ! Malheur ! s'exclama-t-il.

 Car nous avions déjà un frère, âgé de deux ans.

 Aussitôt rétablie, ma mère rentra dans le pauvre logement, composé de deux pièces et situé au cinquième, au fond d'une cour noire, empuantie par les relents de toute cette population qui vivait là dans les plus déplorables conditions d'hygiène. De nos fenêtres, nous ne voyions que le bâtiment d'en face, plus haut que le nôtre, percé de cent yeux curieux. Du linge séchait à toutes les fenêtres, et des bourgerons, des pantalons de treillis que les ménagères lavaient pour leurs hommes. Quelques fleurs, çà et là, poussaient dans une petite caisse. Mais la cour était sombre, l'atmosphère inclémente, et les giroflées, les fuchsias, les violettes rapportés un dimanche de quelque promenade dans les bois de Meudon ou de Vincennes prenaient très vite un air souffreteux et s'alanguissaient et mouraient discrètement, comme tant d'existences humaines, derrière les murs décrépis des vieilles maisons de pauvres.

 Ce fut devant cet horizon que mon esprit s'ouvrit à la connaissance des choses. Dans notre étroit logement, mes yeux d'enfant purent contempler les murs couverts d'un papier déchiré, taché, sans couleur, le sol aux carreaux disjoints, où cent fois Alexine et moi faillîmes nous rompre le cou ; les meubles de bois peint que personne n'entretenait et qui s'écaillaient comme de vieilles coquettes perdant leur fard. Des hardes traînaient partout, mêlées aux ustensiles de cuisine. Ma mère, assise devant sa machine à coudre, travaillait sans relâche pour une entrepreneuse de confections, ne s'interrompant que pour faire un ménage hâtif et cuisiner quelque rapide fricot, indigeste et sans saveur, dont elle prenait à peine le temps d'avaler un morceau.

 Elle était grande et blonde, avec des traits réguliers, un peu durs, et des yeux tristes qui ne s'éclairaient jamais. Mon père ne se montrait pas mauvais pour elle. Lorsqu'elle lui adressait des reproches au sujet des journées de travail perdues, il répondait en tendant le poing vers un ennemi invisible :

 — Attends ! Attends ! Quand on « leur » aura fait rendre gorge, nous serons plus heureux ! Prends patience, ma petite Jeannette !

 J'ai compris plus tard qu'il avait beaucoup aimé ma mère et qu'elle n'avait jamais eu d'autres torts à lui reprocher que cette paresse qui l'obligeait à un travail épuisant pour ne pas rouler dans la noire misère. Mais ce tort la tuait, tout comme un autre.

 Mon père était un petit homme brun de cheveux et de teint, prématurément chauve. Dans son maigre visage luisaient des prunelles claires, perpétuellement rêveuses. Au milieu des autres ouvriers, il parlait intarissablement. Chez nous, il restait très souvent silencieux, poursuivant un songe qui, tour à tour, assombrissait ou illuminait son regard.

 Il était de vieille race paysanne. Son père, fils cadet d'un petit fermier du Berri, avait quitté la terre pour s'engager dans la fourmilière parisienne. Il réalisait de beaux gains, car il était actif, robuste et d'intelligence pratique. De son fils unique, il avait rêvé de faire autre chose qu'un ouvrier. Mon père reçut une bonne instruction. Mais elle servit seulement à développer chez lui un don qui était sans doute quelque lointain retour d'atavisme : il devint poète.

 Ce n'était pas ce qu'avait rêvé l'ambition paternelle. Mon aïeul ne comprenait rien aux grands coups d'aile de l'imagination. Pratique avant tout, il avait eu soin, parallèlement avec l'instruction intellectuelle, d'initier son fils à son propre métier. Comme il était homme d'esprit net et de bon sens, il eut vite fait de comprendre que mon père végéterait toujours dans les bas emplois des carrières où il voulait le pousser. Et il décida qu'il serait serrurier comme lui.

 Mais mon père ne cessa jamais de faire des vers. Seulement, personne ne les connaissait. Cet homme, si prolixe à l'égard de ses camarades d'atelier et de ses amis de rencontre, leur cachait cette partie de sa vie intellectuelle et gardait jalousement des oreilles et des yeux curieux ces productions de son cerveau.

 Je connus par moi-même — sans la comprendre encore — l’importance qu’il y attachait lorsque, le jour de mes cinq ans, je m’emparai innocemment d’un papier tombé à terre et le pétris dans mes petites mains.

 Mon père était toujours resté sur l'impression fâcheuse produite par notre double naissance. Tandis qu'il montrait une excessive indulgence pour notre frère, Alexine et moi ne trouvions chez lui qu'indifférence et sévérité. En apercevant le papier entre mes mains, il se leva brusquement de la table devant laquelle il était assis, ouvrit de force mes doigts qui se crispaient inconsciemment et, ne voyant que des débris, s'exclama avec colère :

 — Déchiré ! Une strophe entière de mon "Chant de la Misère" ! Misérable gosse !

 Sans ma mère qui s'interposa, je recevais une correction terrible. Mais, à dater de cette scène, je conservai un grand respect pour les papiers écrits ou imprimés, et ce fut peut-être ce qui décida de mon avenir.

 Je fus peu après envoyée à l'école. Dès les premiers jours, mon intelligence éveillée, ma compréhension très vive attirèrent l'attention de la maîtresse. Celle-ci était une grande brune, pas jolie, mais mieux que jolie. Elle avait des yeux doux et câlins qui plaisaient aux enfants et des gestes gracieux qui les attiraient. Je fus bientôt une de ses préférées. J'apprenais très vite, je retenais tout, de telle sorte que bons points et compliments pleuvaient sur moi. Et j'en arrivais très vite à me croire un petit personnage, d'autant mieux qu'Alexine, plus lente d'esprit, mais totalement dépourvue de jalousie, m'admirait sans restrictions à toute heure du jour.

 Mais, un matin, nous trouvâmes un visage étranger à la place de Mlle Victorine dans notre salle de classe. Les grandes chuchotaient entre elles des mots que nous ne comprîmes pas. Le lendemain, en servant notre déjeuner, ma mère dit à voix basse quelque chose à mon père. Celui-ci leva les épaules en murmurant :

 — On pourrait tout de même nous mettre quelque chose de mieux pour éduquer nos enfants !

 Je ne revis plus Mlle Victorine. Mais je devais garder toute ma vie le souvenir de cette physionomie attirante, de ces yeux câlinement enjôleurs qui avaient pris nos cœurs d'enfants, qui en ont pris peut-être bien d'autres, hélas ! 

 La nouvelle maîtresse de classe était une petite femme alerte, toujours de bonne humeur, et qui nous parut tout aussitôt très agréable. Cette impression ne se démentit pas par la suite. Mme Valier était une très honnête femme, excellente mère de famille, fort estimée de tous. Très vite, mes aptitudes pour l'étude, ma sagesse en classe, ma nature vive et franche me conquirent ses sympathies. Là encore, ma douce petite Alexine ne fut pas jalouse. Elle se réjouissait de mes succès bien plus que s'ils lui eussent été personnels. Nous nous chérissions tendrement. Plus vigoureuse qu'elle, plus hardie, je la défendais contre tous, en particulier contre Adrien, notre frère, batailleur et violent, bon garçon au fond, mais trop gâté par notre père.

 Je m'initiai très vite aux premiers mystères de l'arithmétique et de l'orthographe, je me passionnai pour l'histoire — dûment accommodée à la laïque, — j'écoutais avec respect les grands mots de notre manuel de morale, expliqués ensuite plus simplement par Mme Valier. Mais il était un nom que je ne devais jamais entendre prononcer durant mon enfance, sinon au milieu de blasphèmes ou de moqueries ; il était une divine histoire que je ne devais jamais connaître. Ma mère, élevée jusqu'à sa première Communion dans ce vague christianisme qui suffit trop souvent à nos ouvriers et paysans français, avait ensuite abandonné toutes pratiques religieuses. Mon père, baptisé lui aussi, était, adolescent encore, tombé sous la coupe de camarades qui avaient fait de lui un athée militant, toujours prêt à fulminer contre les prêtres. Sans discussion aucune, sans même, je crois, que ma mère eût le moindre désir contraire, il fut admis que nous serions élevées sans religion.

 Dans la maison où nous demeurions, des prêtres, des religieuses venaient parfois voir des malades ou des mourants, apporter un secours à quelqu'une des détresses si nombreuses en ce quartier. On les insultait souvent, les prêtres surtout. Et mon père, quand il en rencontrait un, enfonçait sa casquette sur son front tant qu'il pouvait, en sifflant quelque refrain révolutionnaire.

 Ainsi enseignée, je les croyais de bonne foi nos pires ennemis. Dans mes souvenirs d'enfance, l'un d'eux est resté comme principal acteur d'une scène que je ne devais jamais oublier.

 C'était un matin d'hiver. Alexine et moi jouions sur le palier, tandis que ma mère faisait hâtivement le ménage. Mon père, qui relevait d'une mauvaise grippe et n'avait pas encore repris son travail, lui donnait de-ci, de-là, un coup de main. Par une porte entrebâillée, en face de celle de notre logement, nous arrivaient des gémissements sourds, des plaintes douloureuses. C'était une de nos voisines, la Cancel, qui se mourait. Et sa fille, pour se donner un peu d'air dans la chambre étroite, laissait la porte entr'ouverte.

 Une forme sombre apparut tout à coup dans l'escalier, en face de nous. Je reconnus avec surprise un de ces hommes en robe noire que mon père appelait rarement par leur nom, préférant à celui-ci les termes empruntés au vocabulaire rouge. Arrivé sur le palier, il me demanda :

 — Pourriez-vous me dire où habite Mme Cancel, ma petite fille ?

 Je ne répondis pas, mais le regardai fixement. Ce devait être un très méchant homme, puisque papa avait dit qu'ils étaient tous des canailles et des voleurs, et je n'étais pas fâchée de voir de près un de ces « ensoutanés » qui avaient parfois fait travailler ma petite cervelle d'enfant.

 Je rencontrai de grands yeux noirs qui mettaient une expression vivante et forte sur ce jeune visage amaigri, aux os saillants, à la bouche énergique.

 À ce moment, mon père apparut sur le seuil de notre logement. Il tenait à la main les brocs qu'il allait remplir à la fontaine. Je ne vis pas l'expression de sa physionomie, mais j'entendis sa voix, à l'intonation tout à coup mauvaise, qui demandait :

 — Eh bien ! qu'est-ce que vous voulez, vous ?

 — Savez-vous où demeure Mme Cancel, s'il vous plaît ?

 — Je ne m'occupe pas de ça !

 Et mon père, bousculant le prêtre au passage, s'apprêta à descendre.

 Mais la petite voix claire d'Alexine s'éleva :

 — Mme Cancel ? C'est là !

 Son doigt se tendait vers la porte derrière laquelle agonisait la voisine.

 — Merci, ma mignonne.

 Le prêtre étendait la main, la posait en un geste de caresse et de bénédiction sur les cheveux blonds d'Alexine. Mais mon père, lâchant ses brocs qui dégringolèrent dans l'escalier, bondit sur lui, le repoussa :

 — Ne la touche pas, corbeau de malheur !

Le prêtre, surpris par le choc, chancela, essaya de se retenir au mur et s'écroula sur le sol. Son front porta contre un bidon de pétrole plein qui se trouvait sur le palier. Il resta là quelques secondes, immobile. Puis il se redressa, se leva sans effort apparent, mais je vis qu'un filet de sang coulait sur son visage pâle.

Il regarda mon père et dit d'une voix calme et ferme : 

 — Je prierai pour vous, ce sera ma vengeance.

 — Pas besoin de tes prières, ratichon !

 Mais la voix de mon père n'était pas très sûre, quelque chose d'inaccoutumé passait sur sa physionomie. Il nous cria :

 — Rentrez, les gosses !

Puis, tournant le dos, il descendit pour aller à la recherche de ses brocs, tandis que le prêtre entrait dans la chambre, dont la fille de la Cancel, attirée par le bruit, venait d'ouvrir la porte.

 — Oh ! Solange, pourquoi papa l'a fait tomber ? me dit Alexine quand nous fûmes chez nous.

 Il y avait des larmes dans ses doux yeux bruns un peu effarés.

 —  Parce que c'est un méchant ! répondis-je avec conviction. 

 La nuit suivante, je fus longue à m'endormir. Je revoyais sans cesse le pâle visage du prêtre, ce sang qui faisait une petite traînée de pourpre et ces grands yeux noirs, si vivants, qui avaient regardé mon père avec une ardente pitié. Des impressions indéfinissables s'agitaient en mon âme d'enfant. Plus tard, beaucoup plus tard, je devais les analyser et comprendre que j'avais, cette nuit-là, senti obscurément passer sur moi le souffle de la vérité.

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 Texte de Marie PETITJEAN DE LA ROSIÈRE (Avignon 1875-1947 Versailles), d'abord paru en feuilleton dans le quotidien "L'Écho de Paris" du lundi 26 septembre 1910 au mardi 18 octobre 1910, puis © Éditions du Dauphin, 1952. Publié sous le pseudonyme de "Delly".

 Mis en ligne durant l'été 2013 par Alexis DORVENNE (pseudonyme).

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Notes d’Alexis DORVENNE :

1) "Berri" est l'ancienne orthographe de "Berry", ancienne province française.

2) À part les noms propres, j'ai utilisé l'orthographe du XXI° siècle, et je ferai ainsi par la suite :

« entrebâillée » et non « entre-bâillée ». Dans le chapitre suivant : « grand-chose » et non « grand'chose ».

3) Dans  mes livres, "le Chant de la Misère" est écrit en italique et sans guillemets. J'ai préféré cette écriture droite entre une paire de guillemets.

Dans la collection "PRESSES POCKET" (voir ci-dessous), le "Chant de la Misère" est toujours écrit avec deux majuscules. J'ai adopté cette façon de faire, estimant que "Chant" mérite une majuscule parce que c'est le premier nom de l'œuvre, et que "Misère" en mérite aussi une car c'est le mot essentiel du titre du poème.

Mais la collection "ROMANESQUE" (voir ci-dessous) n'a pas toujours fait ainsi : on trouve "Misère" au début et à la fin (chapitres 1 et 16) mais aussi souvent "misère", sans majuscule, donc.

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Note d'Alexis DORVENNE : je prends (en général, pas toujours) pour référence l'édition de la collection "ROMANESQUE" (pas de date d'impression ; texte imprimé à Verviers, en Belgique, pays où la date d'impression n'était pas obligatoire ; probablement imprimé dans les années "septante").

J'ai aussi un exemplaire de la collection "PRESSES POCKET" (même éditeur : Le DAUPHIN), achevé d'imprimer au 4ème trimestre 1979. Dans ce chapitre, le texte en est différent, sur trois  points :

1) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « une entrepreneuse de confection », sans "s" final, donc. J'ai choisi la version de la collection "ROMANESQUE".

2) La collection "ROMANESQUE" écrit : « Attends ! Attends ! Quand on [...] », tandis que la collection "PRESSES POCKET" écrit : « Attends ! Attends ! quand on [...] ».

Considérant que la majuscule du "A" du second "Attends !" indique que le premier "Attends !" forme une phrase complète, j'ai considéré qu'il en était de même pour le second "Attends !", ce qui implique une majuscule pour "Quand". D'où mon choix du texte de la collection "ROMANESQUE".

3) La collection "PRESSES POCKET" écrit : « sur le seuil de », tandis que la collection "ROMANESQUE" écrit : « au seuil de ». Curieusement, on retrouvera cette même opposition au chapitre XIII. Selon mon "GRAND ROBERT", les deux expressions sont correctes. Encore difficile de choisir, pour la troisième fois, donc. Mais, le "seuil" étant quelque chose de concret, j'ai opté pour "sur le seuil de", préférant donc cette fois la version de la collection "PRESSES POCKET".

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Autrement, les deux collections écrivent par erreur "fuschia" au lieu de "fuchsia". J'ai rectifié, bien sûr.

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Contact (pour correction de mon texte, ou autre sujet) : alexis.dorvenne@laposte.net

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Édition du samedi 24 août 2013, à 18h42

 

 

 

 

 


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